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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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12 janvier [1842], mercredi soir, 7 h.

Vous voilà parti, mon bien-aimé, et Dieu sait quand vous reviendrez. Quand je pense à toutes les minauderiesa, à toutes les chatteriesb que vous faites à des femmes plus ou moins dans le commerce des galanteries et des intrigues, j’ai le cœur plein d’amertume et de doute. Quand je compare les rares démonstrations d’estime ou d’hommage que tu me donnes à moi qui t’aimec tant de tous les sentiments à la fois et celles que tu prodigues à des femmes qui sont censéesd t’être indifférentes, il me prend du découragement et des dégoûts infinis. Voir prodiguer à des coquettes, à des indifférentes ou à des vaniteuses des marques d’estime ou d’affection que j’achète au prix de toute ma vie, sans l’obtenir, c’est affreux. Cela n’en vaut vraiment pas la peine. Ainsi à cette occasion, voilà autour de toi des femmes comblées tandis que moi, j’aurai à grand peine un mot de toi obtenu par des importunités de tous les instants. Je ne sais pas si je suis injuste mais ce que je sais, c’est que si je pouvais tuer toutes ces femmes-là par la pensée, il y a longtemps qu’elles n’existeraient plus et que je serais seule maîtresse de ton corps, de tes regards, de tes pensées et de ton âme. Je n’ai pas encore de lettre de ma fille. Je pense que la poste seule est en retard et que cela n’a aucune signification fâcheuse mais c’est égal, je ne serai vraiment tranquille que lorsque la maladie sera passée.
Si tu m’en croyais, tu ferais ce que je désire pour les deux femmes et tu n’établirais pas de démarcation injurieuse entre elles. Je te dis cela sans espoir de l’obtenir. Je sais trop que mon ascendant n’ira jamais jusqu’à te faire faire un sacrifice, plutôt apparent que réel, de ce que tu crois ta dignité. À moi les sacrifices du cœur de tous les jours et de tous les instants mais sans aucun retour de ta part, c’est juste et dans l’ordre dans les amours comme les nôtres où toutes les abnégations sont du côté de la pauvre femme qui aime et rien de réciproque chez l’homme qui se laisse aimer. Je crois que je suis stupide mais cela tient non pas à la justesse de mes plaintes mais à ma tête qui me fait toujours mal et qui ne laisse rien sortir d’elle qui ne porte l’empreinte de la souffrance. Je voudrais même souvent supprimer ces longues lettres qui ne servent qu’à exciter mes plaintes, sans te convaincre ou te toucher le moins du monde. Quante à mon amour, tu le sais et il ne faut pas grand espace pour le dire. Amour, c’est comme le mot Dieu, très court dans la dénomination, infini dans la signification et son acception. Je t’aime, moi, autant que Dieu est grand.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16348, f. 31-32
Transcription d’Hélène Hôte assistée de Florence Naugrette

a) « minoderies »
b) « chateries ».
c) « aiment ».
d) « sensées ».
e) « quand ».

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