Aux Metz, lundi 21 septembre 1835, 11 h. ¼ du matin
Il y aura demain 1 mois que nous avons quittéb Pierrea [1].
C’est un grand malheur que celui qui nous est arrivé hier. Je le dis avec toi, mon Victor, parce que je t’aime. Je t’aime et depuis plus d’un an j’ai bien souffert, va, le plus souvent sans me plaindre. J’espérais toujours que mon amour et ma fidélité te ramèneraient à des sentiments d’estime et de confiance, mais maintenant, je l’ai perdu à tout jamais, cet espoir, car bien loin de diminuer, ta défiance et ton mépris ont été en croissant d’une manière effrayante. Et cependant, tu m’aimes, je le sais. Je t’aime aussi moi, je t’aime de toute mon âme, de toutes mes forces. Tu es le seul homme que j’aie jamais aimé, le seul à qui je l’aie dit. Et bien, je te suppliec à genoux de me laisser partir, je n’ai pas assez de voix, pas assez de prière pour te le demander, et vois-tu, mon pauvre ami, je suis si malheureuse, si humiliée et je souffre tant, que je m’éloignerais de toi malgré toi. Il vaut mieux que tu me donnes ton consentement, j’aurai du moins la triste satisfaction en m’éloignant de toi pour toujours de ne t’avoir pas désobéi.
Adieu ma joie, adieu ma vie, adieu mon âme, je m’éloigne de toi par amour. C’est un sacrifice que je nous fais à tous les deux. Plus tard tu le comprendras. Mais avant de te quitter, je te jure que je n’ai pas, depuis un an [2], une seule action honteuse à me reprocher, une seule pensée coupable, je ne l’ai pas eue, je te le dis du fond du cœur, crois-moi.
Je vais aller auprès de ma fille dont je suis inquiète depuis qu’elle est à Saumur [3]. Peut-être la ramènerai-je avec moi, je crois que j’ai fait une faute grave en l’éloignant de moi, je vais tâcher de la réparer s’il est encore temps. Le prétexte de la santé de mon enfant est et sera pour tout le monde le prétexte de mon voyage.
Mon cœur est muré pour autrui sur tout ce qui te concerne. Je garderai tout au-dedans de moi. Je vais travailler. Si tu peux faire quelque chose pour moi, je crois que ce sera une bonne action que tu feras. Je t’en parle ici pour la première et la dernière fois, car si tu m’oubliais, tu sais bien que ce n’est pas moi qui oserait jamais me rappeler à toi.
Adieu encore, mon ami, adieu pour toujours. J’ai copié hier et aujourd’hui ton petit livre [4], espérant que tu auras la générosité de me le laisser. Adieu, adieu, ne souffre pas, ne pleure pas, ne pense pas, ne t’accuse pas. Je t’aime, je te pardonne.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16324, f. 280-281
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) Juliette a écrit cette phrase à l’envers par rapport au reste de la lettre. Paul Souchon ne transcrit pas cette phrase.
b) « quittés ».
c) « suplie ».
Aux Metz, 21 septembre 1835, lundi soir, 7 h. 10 m.
Avant de boire, avant de manger, que je te baise, que je baise tes genoux, que je t’adore. Si je t’ai fait du chagrin, si je t’ai fait du mal, si je t’ai offensé, pardonne-moi, pardonne-moi, pardonne-moi. Je t’aime. Je voudrais lécher tes pieds comme un pauvre chien battu que je suis. Ne me dis plus que je t’aime moins, ne me dis plus rien de triste, ne fais plus ta petite mine malheureuse. Pour te voir me sourire, je donnerais mon sang, je donnerais tout ce que j’ai et tout ce que je n’ai pas. Mon Toto, je t’ai fait bien du mal, j’ai été bien cruelle, je ne me comprends pas. Quand je pense que j’ai vu, sans me jeter sur tes yeux et sur ton cœur, tout le mal que tu y avais. Juge de ma douleur à moi par ma férocité pour les tiennes. Mon adoré, mon chéri, mon Toto, mon amour, eh bien, que je te voie pleurer, que je te voie souffrir, hum ! Veux-tu bien te laisser aimer, caresser, consoler tout de suite ?
Je ne sais pas ce que je te dis, mais c’est que je suis grise à la lettre. La joie de ne pas partir, la joie d’être à toi encore, le chagrin de t’avoir fait tant souffrir, la fatigue de la journée, car j’ai tout rerangé, l’estomac que j’ai vide depuis hier midi, tout cela me tourne, me tourne au point que je suis soulea.
Mais je n’aurai rien pu approcher de mes lèvres avant d’avoir approché mon cœur du tien, avant de t’avoir dit comme autrefois avec le même accent et la même conviction, je t’aime plus.
Maintenant, calme-toi, laisse-toi aimer, prends soin de toi, dors bien, pense à moi. Ne m’écris pas, tes yeux sont trop malades, je lirai dans ton cœur demain.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16324, f. 282-283
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « soule » est souligné deux fois.