20 janvier 1859

Guernesey, 20 janvier 1859, jeudi matin, 9 h.

Bonjour, mon doux adoré bien-aimé ; bonjour, ma joie ; bonjour, ma lumière ; bonjour, mon soleil ; bonjour, mon bonheur ; bonjour, mon âme ; bonjour, mon idéal en ce monde et mon aspiration dans l’autre. Bonjour, je te bénis. Nous voilà enfin sortis de l’impasse de la stupide humeur de Suzarde. J’en suis doublement aise à cause de toi que cette préoccupation^a fatiguait et tourmentait outre mesure. J’en suis bien aise aussi pour moi qui connais la difficulté de ma situation dans ce pays plus abondant en filles publiques qu’en servantes laborieuses. Mais je ne me fais pas illusion sur l’attachement solide et définitif de Suzanne et le jour où elle se croira arrivée^b au but qu’elle vise, rien ne pourra la retenir chez moi. Je le prévois d’ici même à un temps assez court, d’après ses préparatifs et par le soin maladroit qu’elle met à me donner le change. Aussi, mon bien-aimé, je ne suis pas autrement édifiée sur le dévouement et l’affection de cette pauvre fille qui du reste ne m’en doit juste que pour l’argent de ses gages. Je tâche plutôt de m’accoutumer à l’idée d’une prochaine séparation et je prépare d’avance mon courage pour les épreuves assez difficiles par lesquelles il me faudra passer avec les servantes locales. En tout état de choses, je suis sûre que tu ne me manqueras pas jamais, et cela me suffit, et au-delà, pour me trouver toujours heureuse quoi qu’il arrive. À la grâce de Dieu. Je t’aime et tu m’aimes, tout est pour le mieux.

BnF, Mss, NAF 16380, f. 17
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette

a) « préocupation ».
b) « arrivé ».