Jersey, 18 février 1853, vendredi matin, 8 h.
Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, mon doux bien-aimé, bonjour. Je te souris malgré la tristesse du paysage qui a pris ce matin un petit air de désolation tout à fait intéressant avec sa marée basse, sa grève blanche de neige et son ciel noir de nuages. Tout cela a un petit fond de mélancolie qui n’est pas sans charme, surtout quand on a, comme moi, le vrai soleil de l’âme, l’amour. Aussi, loin d’être triste, je suis gaie et heureuse ce matin. Cela me fait penser que j’ai là, sous ma fenêtre, un tas de pauvres petits moineaux affamés qui ne savent plus où donner du bec, leur garde-manger étant fermé à double tour ce matin. Aussi ces pauvres petits malheureux retiennent leur ut de poitrine dans leurs petits gosiers frileux. Oh ! mais je vais leur faire une douce surprise tout à l’heure et leur servir un festin monstre à peu de frais. Que ne puis-je étendre ma main providentielle jusque sur toi et subvenir à tout ce qui te manque. Il est vrai que tu ne t’en aperçois guère et que tu en souffres peu, occupé que tu es par ton labeur sublime. Tout ce qui est misère pour les autres, le mauvais gîte, la mauvaise chère, le mauvais temps, les mauvaises gens, tout cela ne peut rien heureusement sur ta santé, sur ta gaîté et sur ta sérénité d’âme et ton bonheur. Mais cela ne m’empêche pas pourtant, au point de vue purement humain, de te désirer du bon feu dans une bonne chambre, de bons dîners, de bon soleil pour tes promenades et des bons amis dignes de toi et moi par-dessus le marché.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 177-178
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain