Jersey, 15 février 1853, mardi matin, 8 h.
Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour, mon tout bien-aimé, bonjour. J’espère que ton rhume n’a pas mis d’entêtement et qu’il t’aura lâché ce matin pour courir après quelque bon goddem [1] à pifa rouge et à poil encore plus idem. Quant à moi j’ai un rhumatisme dans le bras droit qui me gêne beaucoup. C’est à peine si je peux m’en servir ce matin. Je ne m’en occuperais pas autrement si je ne craignais de me voir percluse un de ces quatre matins, ce qui ne me ferait pas rire du tout. En attendant je ne veux pas me tourmenter et je vais me dépêcher d’écrire mon fameux courrierb d’aujourd’hui. De ton côté, mon cher petit homme, tu devrais te hâter de me faire faire tes dernières copies pour que je puisse sans regret me livrer aux douceurs de la sciatique et autre névralgie et jusqu’à la dernière goutte. Hélas ! Je fais semblant de narguer la podagrerie mais au fond je serais bien vexée et bien triste si elle me prenait AUX MAUX. Rien que d’y penser j’en ai la chair de poule. Décidément j’aime mieux autre chose voirec même du bonheur et des bonnes promenades à Plémontd [2], à Gorey [3] et ailleurs. Chacun son goût, voilà le mien.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 165-166
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « piffe ».
b) « courier ».
c) « voir ».
d) « Plémond ».
Jersey, 15 février 1853, mardi soir, 9 h.
Je te demande la permission de ne pas coucher ce soir chez Suzanne, mon doux adoré, parce que je suis trop malingre pour me remuer et trop dégoûtée pour me résigner à me fourrer dans cette petite chambre avant un nettoyagea préalable. Je t’en avertis pour que tu ne croies pas que c’est par esprit de contradiction que je n’ai pas fait ce changement dont je reconnais l’urgence plus que personnelleb, car depuis que j’habite dans cette île, c’est la première fois que je me suis sentie aussi prise par les rhumatismes. Le feu que j’ai fait tout l’hiver m’avait préservée de l’action du nord. Depuis que je demeure dans cette nouvelle chambre, l’impossibilité d’y faire du feu m’en rend le séjour tout à fait pernicieux. Aussi, dès demain, je me mets en espalier au midi, quitte à n’avoir pas même l’espace nécessaire pour étendre mes tiges dans toute leur longueur. Tout cela n’était pas bien nécessaire à dire puisque tu le sauras demain avant de lire ce gribouillis. Mais c’est un prétexte pour te dire, chemin faisant, que tu es mon amour adoré que je baise de l’âme. Pense à moi, mon cher petit homme, pour que je sente la douce influence de ton amour me pénétrer le cœur et me réjouir l’âme comme un rayon de soleil. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16373, f. 167-168
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
a) « nétoyage ».
b) « personnele ».