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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 12 février 1853, samedi matin 8 h. ½

Bonjour, mon cher petit adoré, bonjour, mon EGINARD [1], ce n’est pas que je vous porte sur les épaules, mais je vous conduis à travers la neige et les FRIMASa et s’il le fallait je vous traverserais à la nage plutôt que de vous laisser aller tout seul le soir. C’est comme ça que J’AI. Du reste, vous pouvez juger de la neige qui a tombé hier au soir, par celle qui reste encore ce matin malgré un soleil caniculaire. Le vent qui nous la chassait dans la figure nous en avait tellement couvertes, Suzanne et moi, que nous avions l’air des fantômes de la déroute de Moscou [2]. Nous avons secoué tout ce duvet d’ours blanc avant de monter chez nous et nous avons commencé à dîner à 8h grâce à la lanternerie de Suzanne, à sa stupidité et à son entêtement, trois vertus de domestique qu’elle possède au suprême degré. Aussi, à peine ai-je été à peu près repue, que je me suis couchée en toute hâte en demandant crédit à votre RESTITUS jusqu’à ce matin. Voilà, mon cher petit homme, mon odyssée d’hier au soir, elle est assez piteuse comme vous voyez. Il est vrai que la journée commence aujourd’hui par des jocrisseries [3] qui promettent de fameux embêtements pour peu qu’elles aillent en progressant dans le genre crétin. Heureusement que j’ai pour me consoler le soleil sur mes épaules et l’amour dans mon cœur. Avec ces deux bons plastrons du corps et de l’âme la vie est suffisamment abritéeb et le bonheur ne courtc aucun danger.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 151-152
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « frimats ».
b) « abrité ».
c) « cours ».


Jersey, 12 février 1853, samedi matin, 9 h. 

Je ne sais pas si tu peux voir de ton lit la neige sur la grève et la mer qui miroite au soleil. Je regretteraisa pour toi que tu ne jouisses pas de ce spectacle tout à la fois mélancolique et gai qui ne durera pas longtemps à cause du soleil. Quant à moi, je ne peux pas me lasser de regarder cet effet de neige et de mer qui réunit là sous ma petite fenêtre le Kamtchatkac [4] et la Provence.

9h du soir.

J’avais été interrompue, non par le brouillard, mais par le déjeuner et, depuis ce moment-là, il m’avait été impossible de reprendre mon gribouillis. La nécessité d’envoyer Suzanne au marché et chez toi m’a fait faire beaucoup de choses dans la maison, qui ne sont pas précisément dans mes attributions. Je suis loin de m’en plaindre, mon pauvre adoré, je te le dis pour que tu saches à quoi je passe mon temps et pourquoi mes restitus ont le poil si ras. Ce dont tu ne devrais pas te plaindre si tu avais pour deux liards de goût et deux sous de sincérité. Maintenant que je vous ai expliqué mon affaire, je me fiche du reste. Diable non je ne m’en fiche pas, du RESTE [5], au contraire, et je vous prie de n’en pas perdre une goutte de tout ce qui m’appartient.
En attendant, je vous souhaite beaucoup de plaisir et de CIDRE [6] ce soir et je vous conseille de ne pas vous coucher trop tard. Et puis je vous baise de toutes mes forces et je vous aime encore plus. Je vous adore dans toute la rigueur du mot.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 153-154
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « regreterais ».
b) « Kamchtka ».

Notes

[1À élucider.

[2Allusion au poème de Châtiments, « L’Expiation » (V, 13), écrit du 25 au 30 novembre 1852, à Jersey.

[3Néologisme formé à partir de Jocrisse, personnage de théâtre qui incarne la maladresse et le ridicule.

[4Péninsule volcanique située en Extrême-Orient russe.

[5Par « reste », Juliette désigne les moments d’intimité.

[6« Cidre » : D’après le Journal de l’exil ou Journal de Jersey rédigé par Juliette « cidre » désigne un thé, une réunion ou en particulier une soirée organisée pour « les proscrits démocrates et pauvres qui résident dans l’île ».

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