1er octobre 1872

Guernesey, 1^er oct[obre] [18]72, mardi matin, 8 h. 20 m.

Cher bien-aimé, mon âme est tellement soudée à la tienne que tout ce que tu ressens je l’éprouve centuplé par mon amour. J’ai le cœur tellement oppressé qu’il me semble que l’air me manque bien que ma porte et mes fenêtres soient tout grandes ouvertes. J’ai besoin de pleurer et je ne peux pas. Ma bouche même ne peut pas s’ouvrir pour laisser passer le cri qui peut-être me soulagerait. Mais ce qui ajoute un supplice de plus à mon mal c’est de savoir que tu souffres ce que je souffre, que tu es malheureux et que je ne peux^a rien contre ton atroce douleur que t’aimer. Je t’aime, Je t’aime, je t’aime mais ta souffrance me désespère. Je te supplie, je te conjure mon pauvre grand adoré, d’avoir pitié de toi et de moi en ne te laissant pas envahir par le chagrin. Nous chercherons ensemble le moyen de vivre près de tes chers petits-enfants et je suis sûre que nous le trouverons tout en conservant la solitude et le calme dont tu as besoin pour continuer ton œuvre surhumaine et sublime. Il est impossible que tes enfants puissent vivre longtemps loin de toi. Ton fils, surtout, dont tu es l’appui, le conseiller, l’inspirateur naturel s’apercevra bientôt qu’il ne peut pas, qu’il ne doit pas, qu’il ne veut pas vivre [hors  ?] de toi. Je ne te dis pas cela pour leurrer ton cher grand cœur, je te l’affirme par intuition. Et je suis sûre que je ne me trompe pas. Je t’aime tant et je [suis] si malheureuse de ton chagrin que je mérite que le bon Dieu m’accorde cette extra lucidité.

BnF, Mss, NAF 16393, f. 272
Transcription de Bulle Prévost assistée de Florence Naugrette

a) « peu ».