Guernesey, 4 avril [18]68, samedi matin, 7 h.
Bonjour, mon tout bien-aimé, bonjour à plein cœur et âme déployée, bonjour. Comment as-tu passé la nuit ? Bien, n’est-ce pas ? Moi aussi. N’oublie pas de nous apporter de quoi collationner tantôt. Plus il y en aura à dévorer, plus heureuse je serai. J’ai hâte de retrouver mon pauvre petit abandonné et de savoir ce que contient la gourde de Hardquanonne [1]. J’ai besoin aussi de me détendre les nerfs crispés par ce terrible naufrage plus tragique et plus lugubrement grandiose dans son impassibilité morne que dans le tumulte et le brouhaha violent de la tempête. La justice de Dieu n’a pas besoin des colères de la nature pour être exécutée. Tant pis si je dis des bêtises. Ne vous en prenez qu’à vous qui m’emplissez le cerveau de choses tellement sublimes que j’en suis tout ahurie au point d’en oublier MON ORTHOGRAPHE et c’est bien malheureux. Heureusement je me console de tout en t’adorant.
BnF, Mss, NAF 16389, f. 96
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette