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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 27 octobre 1852, mercredi 3 h.

Je croyais, mon cher petit homme, que je n’aurais pas la force de faire aucune restitus aujourd’hui, mais le souvenir du fameux refrain : ah ! Quel bonheur ! Le canapé roule, je n’aurai pas à le porter [1] me remet du cœur au ventre et j’éprouve le besoin de n’être pas en reste d’improvisation et d’imagination envers vous. Du reste cela ne m’empêche pas de penser avec chagrin que voici l’hiver venu c’est-à-dire six longs mois de pluie, de prison cellulaire et d’embêtements pour moi. Je sais bien qu’il pleut pour tout le monde dans cette île mais cette égalité devant le baromètre n’a pas pour tout le monde le même inconvénient que pour moi, c’est-à-dire, l’isolement complet et l’abrutissement qui en est la conséquence. Cher petit homme, je te dis tout cela comme si tu pouvais quelque chose à cette situation contre nature, tandis que je sais que tu n’y peux absolument rien. Pas même venir me voir plus souvent et plus longtemps car cela ne dépend pas seulement de ta bonté et de ta bonne volonté pour moi, mais de tes affaires, de ton travail et de tes affections de famille. Aussi, je m’en veux de te dire des paroles tristes inutilement. C’est une idée que je veux m’ôter de la BOULE pour ne pas t’EMBÊTER outre mesure. C’est bien assez de DÉRANGER TOUT. Mais heureusement ah ! Quel bonheur l’canapé roule, tu n’auras pas à le porter, bis, ter, reter. En attendant, votre assiduité aux séances de DOM STREE [2] m’est assez suspecte pour que je croie devoir vous SURVEILLER.

BnF, Mss, NAF 16372, f. 95-96
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 27 octobre 1852, mercredi après-midi, 3 h. ½

Je triomphe avec le Père Michel de votre fameux cidre [3] d’hier. Je voudrais qu’on vous eût servi toutes sortes d’excentricités jersiaises immangeables et qu’on vous eût fait avaler tous les coq-à-l’âne britanniques, bouillis, rôtis, à la moelle de bœuf panachés de tubéreuse et épicés de tous les emporte-gueules des quatre parties du monde. Cela vous apprendra à accepter des goinfreries chez des bourgeois anglais pour lesquels vous êtes obligé de me quitter trois heures plus tôt. Telle est ma grandeur, je vous souhaite toutes sortes de cuisines grotesques et de comestibles bizarres pour vous punir de me planter là toute seule en face de ma pauvre côtelette de mouton et de mon horrible bière. Hélas ! j’ai beau faire pour tâcher de donner un peu de couleur à ma vie, j’ai beau essayer d’être terrible dans mes [élucubrations  ?] je sens que je suis tout à fait vide de sens et d’esprit. Je suis comme un ballon dégonflé, je ne suis plus qu’une pauvre guenille de Juju incapable de soulever la moindre idée, encore moins de l’exprimer. J’ai honte de salir du papier à de pareilles inepties. Il n’y a pas d’amour qui se plaise à de pareilles platitudes. Il n’y a pas d’indulgence qui puisse les excuser. Je le sens comme une humiliation, mon pauvre bien-aimé, et je voudrais m’y soustraire pour n’avoir pas à rougir devant toi, tant je suis persuadée de mon crétinisme qui augmente de jour en jour d’une manière effrayante pendant que mon amour grandit de plus en plus.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 97-98
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 27 octobre 1852, mercredi après-midi, 4 h.

Décidément la vue de l’océan n’est pas favorable à mon imagination et je ferais bien, au risque de reporter ma table et de rouler mon canapé de nouveau, de lui tourner le dos pour n’être pas distraite par sa puissante et sublime beauté au point de ne plus savoir ce que je dis et d’en devenir imbécilea. Ce n’est pas un avantage pour moi que de laisser accumuler les gribouillis car j’ai déjà beaucoup de peine à arriver jusqu’au bout de mes deux pauvres pleutres de gribouillis quotidiens. Dorénavant les RESTITUS ne compteront pas. Il est impossible, mon cher adoré, quelle queb soit ton indulgence, que tu ne sois pas frappé comme moi de la misère de ma pensée. Plus je t’aime et moins il m’est possible de te le dire. Je ne sais pas à quoi cela tient. Il me semble que mon cerveau a reçu un affreux coup dont il n’est pas encore remis. Toutes mes pensées sont meurtries et disloquées et je ne peux pas y toucher sans qu’elles viennent en lambeaux informes que je ne peux pas reconnaître moi-même. Certes, je n’ai jamais eu la prétention de croire que je t’écrivais autrefois, mais ma confiance en ton amour faisait que je ne m’apercevais pas du côté ridicule de cette douce habitude et que je t’aimais devant moi sans regarder à droite ni à gauche de ma pensée pour voir de quelle manière elle marchait et si la tournure était grotesque. Aujourd’hui, sans savoir comment, j’ai perdu cette naïve confiance que rien ne peut remplacer, puisque je n’ai rien à mettre à la place, que mon amour, mais l’amour s’exprime mieux avec le plus stupide des baisers qu’avec les plus fines pattes de mouches.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 99-100
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « imbecille ».
b) « quelque ».


Jersey, mercredia soir, 4 h. ½, 27 octobre 1852

Je regrette que tu ne sois pas là, mon cher petit homme, pour toutes sortes de raisonsb dont la première et la meilleure c’est que je te verrais et que [je] ne serais pas forcée de te gribouiller si mal ce que je sens si bien. La seconde, c’est que tu verrais la mer qui est admirable dans ce moment-ci en face de mes croisées. Quant à moi, je passerais mes jours et mes nuits à l’admirer si je n’avais pas dans mon cœur un autre océan encore plus immense et aussi agité que celui que je regarde d’ici. Je vous aime, mon Toto, encore plus que la mer n’est grande et mes regrets vers le passé ne sont pas moins tumultueux que les flots qui écument sur les rochers.
Mon Dieu, que c’est bête tout ce que je dis. Je ne veux plus écrire, jamais, c’est fini. Plus je vais et plus je suis inepte. Mon cher petit bien-aimé, vrai, j’ai la tête malade. Je t’en supplie, ne me force pas à te donner le triste spectacle de mon imbécilitéc. Je ne t’en aimerai que plus à mon aise quand je ne te saurai plus exposé à mes stupidités. Je t’assure que j’ai quelque chose de fêlé dans le tête mais mon cœur est intact. C’est tout ce qu’il faut pour t’aimer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 101-102
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « Jeudi » corrigé en « mercredi » par une autre main.
b) « raison ».
c) « imbécillité ».

Notes

[1Citation à élucider

[2À élucider.

[3Cidre : Réunion entre proscrits comme l’indique à la date du 8 janvier le Journal de Jersey ou Journal de l’exil tenu par Juliette ; voir Juliette Drouet, Souvenirs 1843-1854, texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain, Éd. des femmes / Antoinette Fouque, 2006, p. 303.

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