Jersey, 23 octobre 1852, samedi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, ma joie, bonjour. Ne te réveille pas. Il pleut et le ciel que tu verras en rêve sera peut-être un peu moins maussade que celui-ci. Il paraît que la lune, après avoir dévoré et digéré les nuages le soir, les rend le matin comme une simple mortelle après un bon dîner. À en juger par ce ciel barbouillé il est probable qu’elle en a eu une indigestion cette nuit. Fi de cette rédaction diafoirique [1] dès le matin, ça sent mauvais et ça tient de la place. J’aime bien mieux mon bonhomme qui ramène le goémona là-bas et surtout le souvenir de notre petite promenade au bord de la mer hier au soir. J’y passerais mes jours et mes nuits sans m’en lasser tant j’y trouve de charme et de bonheur à ces ravissantes promenades solitaires. Aussi je ne suis pas de celles qui chicanentb à son altesse impériale le prince président son prochain avènement et la durée de son règne impirique [2] puisque c’est grâce à lui que je dois de vivre un peu plus près de toi dans une admirable nature qui plaît à ton esprit. Qu’il se couronne donc le plus tôtc qu’il pourra cette rosse abâtardie qui s’attelle au dernier coucou de l’état. Et puisse-t-il verser le plus tard possible avec tous les colis avariés de la royauté au plus profond du mépris et du dégoût des honnêtes gens. C’est mon souhait d’avènement dans l’intérêt de ton repos et de mon bonheur. Et puis, mon petit Toto, je vous adore à toutes les heures de la journée et par tous les temps et je vous attends de tout mon cœur.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 83-84
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « gouëmon ».
b) « chicane ».
c) « plutôt ».
Jersey, 23 octobre 1852, samedi matin, 9 h. ¾
Je ne sais par quel caprice de distribution postale j’ai reçu deux lettres de France ce matin car le propriétaire prétend qu’il n’y a eu aucun bateau poste arrivé à Jersey depuis jeudi. Du reste la lettre de Mme de Montferrier porte la date du 14 et celle de mon beau-frère [3] du 18 ce qui donnerait 9 jours de trajet pour l’une et cinq jours pour l’autre, ce qui est beaucoup, même sous le meilleur des gouvernements impériaux et mardi GRAS. Tout cela veut peut-être dire que ces deux lettres ont fait une station trop prolongée dans le cabinet noir de la police [4]. Mais le plus triste, mon pauvre bien-aimé, c’est la complication d’embarras qui nous arrive par la réclamation pourtant bien discrète et bien cordiale de mon beau-frère. Réclamation que son obligeance et sa délicatesse rendent plus impérative pour moi. Aussi, mon pauvre bien-aimé, je ne vois vraiment qu’un moyen de nous tirer de là sans t’écraser d’un seul coup, c’est de vendre quelque chose à moi. Si je ne me considérais pas plutôt dépositaire que propriétaire de ces chétives ressources, je m’en serais servie sans t’en rien dire pour ne pas te tourmenter, tant je redoute de te causer la moindre inquiétude et de lasser ton dévouement, mais tu dois comprendre qu’il m’est impossible d’user de ce moyen sans t’en avertir et tu es trop juste pour m’en vouloir d’une fatalité qui m’a rendue responsable malgré moi de la coupable incurie du père de mon enfant [5] et depuis tant d’années. Je te supplie d’user comme tu l’entendras de ce qui me reste et surtout de ne pas m’en aimer moins.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 85-86
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette