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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 20 octobre 1852, mercredi après-midi, 3 h.

Cher adoré, je commence bien tard ma journée restitus et encore j’ai laissé plus de la moitié de ce qu’il me reste à faire dans mes zaillons pour cette chère petite besogne de mon cœur, bien autrement importante à mes yeux.
Et d’abord, mon amour, où êtes-vous pour que j’oriente ma pensée et que je ne la jette pas aux quatre vents comme les cendres d’une suppliciée ? Que faites-vous ? Manzelle Dédé s’est-elle enfin décidée à profiter de cette belle journée si douce et si charmante ? J’espère pour elle qu’elle ne l’aura pas laisséea perdre et j’ai la générosité de l’en féliciter. Ce n’est pas qu’il ne se mêle à cette grandeur d’âme quelque peu de regret et d’envie, la force de l’habitude. Que voulez-vous, on n’est pas parfait. Jean Journet [1] lui-même et Juju moins que tout le monde quand il s’agit d’ÊTRE OU DE NE PAS ÊTRE [2]... avec son Toto. Cependant, mon bien-aimé, cela ne m’empêche pas de désirer pour vous et pour toute votre maisonnée beaucoup de plaisir, de soleil, de Plémont [3], voire même d’encrier, sans moi aujourd’hui. Après cela plaignez-vous et dites que l’air de Jersey ne profite pas à mon moral plus encore qu’à mon physique, si vous l’osez. Mais vous êtes trop juste pour ne pas reconnaître mon mérite et pour nier l’évidence de toutes mes autres innombrables qualités parmi lesquelles la pire de toutes celle de vous adorer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 63-64
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « laissé ».
b) « bien aimé ».


Jersey, 20 octobre 1852, mercredi après-midi, 3 h. ½

Cette fois-ci je crois que je fais bien de m’approvisionner d’avance de courage et de résignation car il est plus que probable que je ne vous reverrai pas avant demain. C’est plus facile à promettre la veille qu’à tenir le jour même de l’épreuve. Mais c’est égal, je tiens mon impatience en bride et ce sera bien le diable si je n’en viens pas à bout. Du reste je crois que j’ai trouvé un moyen comme pour la descente de Plémont [4] ; au lieu de regarder à pic les 18 heures d’embêtement vertical qu’il me faudra descendre d’ici à demain, je m’appuie et je m’étaye sur le souvenir de ces deux ravissantes journées d’hier et d’avant-hier dont la base plonge dans mon cœur et le faîte se perd dans les nuées de mon bonheur. De cette manière j’espère échapper au vertige de l’absence et arriver de plain-pied et sans accident au fond de ma journée de demain. D’ici-là j’ai encore de la marge, sans MARCHE, mais je veux être une Juju forte et ne pas broncher et je crois que j’y parviendrai. D’ailleurs j’ai pour me tenir en haleine une fameuse préoccupationa, celle de savoir comment j’arriverai à la fin d’octobre en évitant l’affreux gouffre du déficit. Suzanne vient de m’apporter la note de Goupillot [5] montant à 9 [?] 5 [?], tout compris ; ceci s’ajoutant à 5 [?] 4 sous de Plémont et de [Lesse ? Leke ?] me donne le chiffre de 169 [?]10 [?] pour la dépense depuis le 1er octobre. Or j’ai reçu en tout, y compris le loyer, 190 [?], il reste donc pour finir mon mois, c’est-à-dire dix jours pleins dont 2 à blanchisseuse, 20 [?] dix sous. Je veux bien que la croque me criqueb si je sais comment m’en tirer sans honte. Cependant j’y essayerai, trop heureuse d’en venir, à mon honneur sans recourir aux moyens extrêmes et me mettre dans les griffes des usuriers. Hardi ! Juju tire fort sur ces dix jours-là car l’honneur est au bout.

BnF, Mss, NAF 16372, f. 65-66
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « préocupation ».
b) « cricque ».


Jersey, 20 octobre 1852, mercredi après-midi, 4 h.

Vous saurez, mon Toto, que je ne suis pas sans inquiétude sur cette substitution de mon bon or contre vos affreuses loques fétides qualifiées par vous du nom luxueux de billets de banque. Je suis si dégoûtée de mettre tout ce fumier d’assignats dans ma boîte propre que je vais me hâter de tout dépenser en une fois pour ne plus sentir cette affreuse odeur de richesse croupie. Cela vous apprendra à me donner des magots faisandés. De cette façon je trouverai moyen de graisser un peu mes dix jours infortunésa sans trop de tablature. Voime, voime, osez m’en défier et vous verrez de quoi je suis capable. En attendant je vois de plus en plus que je ne vous verrai plus d’ici à demain. Cette perspective est loin de valoir celle de bonne nuit quoiqu’il fasse un peu plus clair et que mes pieds soient moins mouillés. Cependant je ne veux pas, je ne dois pas désirer te voir avant demain pour te laisser toute ta soirée libre. Du reste il fait un temps exquis et la lune sera ravissante ce soir. Profites-en pour toi et pour moi, mon adoré bien-aimé, et sois heureux de tout le bonheur d’aujourd’hui doublé et augmenté de celui d’hier et d’avant-hier. C’est du plus profond de mon cœur que je te souhaite tout ce qui peut charmer tes yeux, réjouir ton esprit et contenter ton cœur. Et quoique j’aie peu de mérite en apparence à cette générosité après les deux splendides et exubérantes journées d’avant-hier et d’hier, je t’assure que cela n’est pas aussi facile que cela en a l’air et qu’il m’a fallu réagir sur mon égoïsme naturel et imposer silence à ma goinfrerie insatiable qui n’aurait pas mieux demandé à elles deux que de dévorer cette journée comme les deux dernières.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 67-68
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « infortunées ».


Jersey, 20 octobre 1852, mercredi soir, 4 h. ¾

Je crains bien, mon cher petit homme, de prendre beaucoup trop à la lettre le fameux RESTITUS. Tu préfèrerais probablement beaucoup moins de RES et un peu plus de TITUS que ces trois chiennes de syllabes soudées les unes aux autres et servant de prétextes à un tas de gribouillis plus insipides les uns que les autres. C’est mon opinion et si je persiste dans cette voie de pattes de mouches c’est autant par obéissance que par lâcheté pour les propres exigencesa de mon cœur qui trouve une certaine volupté bête à tremper son amour dans l’encre au risque de rendre ce pauvre barbouillé méconnaissable et grotesque. Quant à moi, qui n’en peux mais de vos lubies et des siennes, j’obéis consciencieusement pour vous prouver une fois de plus l’inconvénient de la discipline aveugle et sans libre examen. Hélas ! voici la nuit bientôt fermée et toutes mes espérances avec elle. Jusqu’à présent j’avais conservé sous ma septième peau de Juju une sorte d’espoir que je n’osais pas m’avouer dans la crainte d’influer malgré moi sur les plaisirs de ta journée, mais maintenant il n’y a plus aucune espèce d’illusion, malgré l’heure propice, à se faire. La triste vérité m’est tout à fait démontrée. Je ne te verrai plus d’ici à demain. C’est bien long, même en te sachant heureux. Pauvre adoré, cela ne m’empêche pas de bénir cette journée comme j’ai bénib les deux dernières où ton bonheur était mon bonheur, où ton âme était mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 69-70
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « exigeances ».
b) « bénies ».


Jersey, 20 octobre 1852, mercredi soir, 5 h. ½

Il est probable que n’étant pas pressé par la nécessité de rentrer à sept heures, mon cher petit homme, vous allongerez la journée avec un grand morceau de la soirée, ce dont je vous approuve. Quant à moi, si je savais par quel chemin vous devez revenir j’irais au-devant vous pour avoir le bonheur de vous voir passer au clair de la lune, mon ami Toto. Mais, quoiqu’il y ait bien peu de choix dans les itinéraires de cette île charmante, cependant je n’ose pas me risquer à aller à votre rencontre par Green Street pendant que vous reviendriez par la grande route de Gorey [6] et VICE VERSAILLES [7]. Je prends donc mon parti en brave en restant au coin de mon feu, tâchant de faire en pensée le chemin avec vous, en vous empêchant de vous livrer à toutes les imprudences inutiles auxquellesa vous n’êtes que trop enclin. Puis je réchauffe votre cher petit dos, puis je baise vos doux cheveux, puis j’écoute ce que dit votre cœur tout bas, puis je commets encore bien d’autres indiscrétions pendant que j’y suis, vous autorisant d’avance à prendre votre revanche en pareille occasion. En attendant, pensez à votre pauvre Juju qui fait la brave, mais qui, au fin fond de son cœur de Juju est effrayée de la distance qu’il y a encore d’ici à demain matin. Elle a beau mettre tous ses baisers les uns au bout des autres pour faire la chaîne à la place des minutes elle n’en trouve pas le temps plus court, hélas !

BnF, Mss, NAF 16372, f. 71-72
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « auquelles ».


Jersey, 20 octobre 1852, mercredi soir, 6 h.

Voici le dernier gribouillis de la RESTITUS. C’est aussi la dernière feuille de mon papier. La nécessité de mettre des chemises propres à votre quibus [8] sale a employéa le reste. Maintenant je ne sais pas si je peux me permettre d’en prendre du vôtre pour l’histoire du général Leflô ? Dans le doute je m’abstiendrai. Ayant d’ailleurs besoin de te demander de me rafraîchirb la mémoire sur quelques indications qui sont un peu confuses dans ma pensée. Demain je n’aurai pas de restitus et un peu moins de besogne de ménage qu’aujourd’hui, aussi je compte faire ce petit travail très sérieusement. Il faudra aussi que je te prie de me donner une époque pour Mme Luthereau car, plus que jamais, je sens le besoin de ne pas mettre ma conscience aux prises avec [ma] mauvaise mémoire. Jusqu’à présent d’ailleurs la pauvre femme ne m’a donné aucun droit de suspecter sa probité qui, heureusement pour elle, est en dehors de la triste vie qu’elle a menéec autrefois. Je serais deux fois méprisable à mes propres yeux si je risquais par défaut de mémoire de lui faire tort des services qu’elle a pu me rendre jadis. Ainsi, mon bien-aimé, tu voudras bien me donner une date certaine pour que je la lui envoie car la nécessité dans laquelle je la sais me presse autant que le désir d’acquitter cette dette que mon inconcevable oubli rend si honteuse pour elle et pour moi. Un jour viendra peut-être, et Dieu sait si je l’accueillerai avec joie, où je pourrai m’acquitter aussi envers toi de tout ce que je te dois depuis la dette d’argent jusqu’à celle de la vie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 73-74
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « emploié ».
b) « raffraîchir ».
c) « mené ».

Notes

[1Jean Journet (1799-1861) : utopiste français surnommé l’Apôtre parce qu’il se définissait lui-même comme apôtre fouriériste.

[2Citation d’Hamlet que « Juliette réutilise fréquemment […] dans des contextes très peu métaphysiques […] » comme le souligne Florence Naugrette, « Le théâtre dans les lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo », communication au Groupe Hugo, 24 janvier 2015.

[3Grottes de Plémont : « grottes naturelles au bas d’un promontoire granitique. Pour Adèle ces caves sont « une des merveilles du monde. Se figurer des rochers immenses taillés, soit en forme de cathédrale, soit en grottes mystérieuses avec cataractes et torrents, le tout dans la mer. » Pour son père, elles ressemblent à « un palais de Titans écroulé dans la mer. » « Plémont vaut Étretat » écrit Victor Hugo dans L’Archipel de la Manche. Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et dans les îles anglo-normandes, Orep Éditions, 2010, p. 62.

[4Grottes de Plémont : « grottes naturelles au bas d’un promontoire granitique. Pour Adèle ces caves sont « une des merveilles du monde. Se figurer des rochers immenses taillés, soit en forme de cathédrale, soit en grottes mystérieuses avec cataractes et torrents, le tout dans la mer. » Pour son père, elles ressemblent à « un palais de Titans écroulé dans la mer. » « Plémont vaut Étretat » écrit Victor Hugo dans L’Archipel de la Manche. Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et dans les îles anglo-normandes, Orep Éditions, 2010, p. 62.

[5À élucider.

[6Gorey : charmant petit port de la côte est de l’île dominé par la forteresse de Montorgueil et où la famille Hugo avait envisagé dans un premier temps de s’établir. Mais en définitive une demeure plus proche de Saint-Hélier fut choisie car « les deux Adèle préféraient à l’unique rue à angle droit de ce village aussi pittoresque que minuscule, l’animation comparativement trépidante de la capitale. », Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2008, p. 95.

[7Jeu de mots sur vice-versa.

[8Quibus (populaire) : argent, fortune.

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