Jersey, 8a août 1852, dimanche matin, 11 h. ½
Bonjour, mon bien-aimé, bonjour ma joie, bonjour mon âme, bonjour. J’entasse amour sur amour pour combler le vide que me fait ton absence. Mais j’ai beau faire, je ne parviens pas à mettre mon bonheur à flot. Je suis triste, mon pauvre bien aimé, d’autant plus triste que c’est la première fois que je me trouve dans une chambre d’auberge sans toi [1]. Mon cœur est tout dépaysé de ne pas trouver la joie là où il était habitué à l’avoir. Cette déception d’un nouveau genre m’est plus pénible encore que les autres et je ne sais pas comment je pourrais m’y habituer. En attendant je vais aller à Marine-Terrace [2] pour voir ce que tu as regardé, pour respirer l’air qui t’a caressé, pour me rapprocher de toi en mettant mes pieds dans l’empreinte des tiens. Je serai de retour à trois heures. Tâche de ton côté de venir me voir un petit moment vers cette heure-là, car j’aurai bien besoin de ta douce vue pour oublier mon isolement qui ne m’a jamais paru plus grand que dans cette petite chambre encombrée de bagages de servante et de fourgon [3]. Je suis tellement habituée à ne vivre qu’en toi et par toi que je ne sais que devenir quand tu me manques. J’ai hâte que nous soyons tout à fait installés dans ce pays pour me retrouver avec toi librement à de certaines heures de la journée pourvu que tu puisses me consacrer quelques longs instants tous les jours. J’ai peur que la nouvelle situation de ta famille ne le permette pas et que tu ne puisses plus rien pour mon bonheur à moi. Qu’est-ce que je deviendrai mon pauvre bien-aimé ? Je n’ose pas y penser pour ne pas pleurer. Je veux croire au contraire que tu auras beaucoup de liberté et que nous serons tous très heureux.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 199-200
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « 7 », corrigé d’une autre main.