24 novembre [1841], mercredi soir, 7 h. ½
Il paraît, mon amour, que la précaution du parapluie n’était pas inutile car Suzanne prétend qu’il pleut dans ce moment-ci. Heureusement que tu ne vas pas loin et que tu trouveras du feu pour te sécher et te réchauffer, mon pauvre petit frileux. Voilà donc que tu as fini tes deux volumes, mon pauvre Toto, mais ni pour moi ni pour toi ce n’est la fin de la contrainte du travail et des privations. À peine as-tu fini de monter le rocher en haut de la montagne qu’il retombe sur notre loisir et sur notre bonheur avec une effrayante rapidité. J’espérais que tu serais au moins un mois sans rien faire mais ce que tu viens de me dire tout à l’heure me prouve que je me suis bien trompée [1]. Enfin, mon pauvre ange, j’ai peut-être mauvaise grâce à vouloir ce qui ne peut pas être, mais c’est que je t’aime et que le bonheur pour moi se réduit à bien peu de chose quand tu travailles comme tu le fais depuis six mois [2].
Je suis très vexée d’être forcée de céder la meilleure part de mon profit à cette scélérate de Didine [3]. Tout cela joint au mal de tête ne contribue pas peu à m’irriter le caractère que j’ai naturellement TRÈS DOUX, TRÈS PATIENT ET TRÈS BONNASSE. Est-ce que c’est ce soir que vous allez chez M. Guizot, mon Toto, que vous avez si bien pris vos précautions tantôt ? Vous en êtes très capable avec votre petit air de n’y pas toucher, mais prenez garde à qui vous parlerez, ce que vous direz, qui vous regarderez et ce que vous ferez. Si vous étiez capable de me trahir, je vous tordraisa le cou sans sourciller. Baisez-moi, monstre, et soyez-moi fidèle.
Je suis de plus en plus inquiète du Barbedienne et je crois plus que jamais à mes pressentiments à l’endroit de la BANQUEROUTE plus ou moins FAILLITEb [4]. Si vous n’étiez pas si absorbé dans votre travail, je vous aurais prié de m’y mener, mais le moyen de vous le demander seulement avec votre manière de venir à minuit et de ne pas me dire ni me laisser dire quatre paroles le temps que vous êtes là ? Aussi, je rengaine ma proposition et je me livre plus que jamais à mes suppositions désastreuses envers le susdit Barbedienne-Collasc [5]. Baisez-moi, Toto, je vous aime. Je suis encore plus bête ce soir que d’habitude mais ce n’est pas ma faute et je tâche de racheter ma stupidité par un amour sans borne. Je t’aime, mon Victor.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 141-142
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « torderais ».
b) « FAILLITTE ».
c) « Colas ».