20 novembre [1841], samedi soir, 8 h. ¼
J’ai voulu avant de vous écrire, mon amour, lire ce que m’avez donné à copier [1]. Mon Dieu, mon Victor, que c’est beau, que c’est simple et que c’est grand. Je voudrais pouvoir te dire mon admiration mais j’ai un affreux bégaiement dans les idées qui m’arrête au premier mot. Mais c’est égal, mon bien-aimé, je te le dis du fond de l’âme, tu n’as jamais rien fait de plus beau, de plus utile et de plus admirable. Laisse-moi baiser tes chers petits pieds. Je t’aime, moi, voilà tout ce que je sais faire mais aussi il n’y a pas une femme au monde capable de m’en remontrer de ce côté-là. Je copierai tout à l’heure quand j’aurai dînéa, car je n’ai pas encore dînéa, attendu que j’ai voulu faire mon ménage à fond et que je me suis débarbouillée à peu près. Aussi vais-je dévorer tout à l’heure, j’ai faim quoique j’aie très mal à la tête.
Mon Dieu, que ma petite boîte à volets est jolie. C’est ce que Madame de Sévigné appelait UN CABINET, du moins je le crois car j’ai lu dans Tallemant la description d’un cabinet qui se rapporte parfaitement à ma chère petite boîte [2]. Je vais la remplir de vos souvenirs un jour que j’aurai un peu de temps à moi. Merci mon Toto, merci mon cher petit Toto, merci. Tu es mon pauvre petit bien-aimé que j’aime et que j’adore de tout mon cœur [3].
Il a beaucoup plu ce soir et tu avais laissé ton parapluie avec cette imprévoyance qui te distingue. J’espère que tu n’auras pas été mouillé, j’espère aussi que vous n’allez pas encore aller traîner ce qui vous sert de guêtres dans LES SALONSb ? C’est que je ne suis pas femme à vous le passer deux fois de suite, je vous en préviens. Hier même, vous avez fait très prudemment de me jeter la boîte à volets dans la geule car Dieu sait ce qui vous serait arrivé si je l’avais euec vide quand je vous ai vu venir paréd de vos beaux atours. Baisez-moi, monstre, et ne tardez pas à venir. Je vous aime, moi, et j’ai besoin de vous voir, ainsi dépêchez-vous.
Cet affreux Barbedienne tarde bien à m’envoyer mon médaillon et mon plâtre [4]. J’ai une peur de chien que ces gens-là ne fassente banqueroute avant de m’avoir fait mes deux bonshommes. Ce qui m’en donne idée, c’est que j’ai lu la faillitef d’un marchand de papier peint dans un journal d’hier qui a l’habitude de les donner quotidiennement, et le peu d’activité du susdit Barbedienne me fait craindre quelque chose dans ce genre-là. J’enverrai Suzanne lundi, à moins que tu ne préfères m’y conduire, ce serait une occasion de me faire sortir et voilà sans reproches trois semaines que cela ne m’est arrivé. Du reste, ce sera comme tu voudras. Pourvu que j’aie mon médaillon, mon plâtre et TOI, c’est tout ce que je demande. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 129-130
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « dîner ».
b) « SALLONS ».
c) « eu ».
d) « parer ».
e) « fasse ».
f) « faillitte ».