14 mai [1841], vendredi matin, 10 h. ¼
Bonjour mon bien-aimé adoré, bonjour, je t’aime. Ce que j’avais craint est arrivé au-delà de mes prévisions [1], non seulement tu n’es revenu qu’à deux heures du matin mais encore je n’ai pas eu le temps ni de me réveiller ni celui de t’embrasser que tu étais reparti. Il est triste pour moi de penser que les quelques moments rares que tu me donnes sont toujours choisis de manière à ce que je n’en tire pas toute la joie et tout le bonheur qu’ils contiennent. C’est triste triste et je sens parfois le bout de mon courage et de ma résignation. Pour me consoler, ou pour mieux dire, pour me faire prendre patience en t’attendant hier au soir, j’ai lu ce que je dois copier tout à l’heure plus.…a dussé-jea me faire écharper par vous il faut que je vous le dise puisque je n’ai pas pu résister plus longtemps à la tentation….a j’ai lu la SECONDE MOITIÉ de votre discours [2] ! Maintenant tuez-moi si vous le voulez, vous savez tout, j’ai mérité mon sort et je ne me plaindrai pas.
Que c’est beau ! que c’est beau ! que c’est beau ! Rien n’est oublié ni sacrifié, tout est admirablement bon, noble et lumineux, c’est ton chef-d’œuvre. Je sens que je dis une sottise car tout ce que tu as fait me semble aussi beau que ton discours mais ce que je lis en dernier est toujours pour moi la plus belle, c’est-à-dire la plus [récentec ?] de tes admirables œuvres. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 147-148
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) Il y a quatre points de suspension.
b) « dussai-je ».
c) « ressente ».
14 mai [1841], vendredi soir, 6 h. ½
Je n’ai pas voulu t’écrire, mon bien-aimé, avant d’avoir copiéa la feuille que tu m’as apportée tantôt [3], je voulais avoir le temps de reprendre le dessus de l’impression triste que m’a faiteb ton mécontentement pour une chose bien simple et qui prouve à quel point je t’aime. La coquetterie dont tu parles n’estc pas de la coquetterie mais de la manière, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus aride, de plus sec et de plus froid en amour. Enfin, mon bien-aimé, il en sera à l’avenir de ma curiosité comme des petites surprises que j’avais tant de joie à te faire, elle ne se renouvellera plus. Tu peux écrire ce que tu voudras, le laisser chez moi indéfiniment, sans promesse et sans serment de n’y pas toucher, je n’y regarderai pas. L’amour de l’âme est comme la fleur de l’oranger, elle ne supporte aucun froid, pas même une gelée blanche. Il y a eu déjà bien des fleurs de mon cœur flétries par des petits caprices glaciauxd que tu as soufflése dessus, je ne veux pas qu’il en soit de même de mon amour. Je le cacherai plutôt jusqu’au fond de mon âme et je le couvrirai de toutes les abnégations et de tous les sacrifices pour le préserver de mort. Je n’ai pas besoin de joie et de bonheur pour vivre mais j’ai besoin de t’aimer. Il faut que je t’aime ou que je meure, aussi je prendrai toutes les précautions possibles pour le défendre contre ces âcretés de température qui arriventf brusquement et de temps en temps. Je t’aime, mon Victor bien-aimé, jamais tu ne sauras jusqu’à quel point…
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 149-150
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « copier ».
b) « fait ».
c) « es ».
d) « glaciales ».
e) « soufflé ».
f) « arrive ».