7 juin [1841], lundi matin, 7 h. ¼
Je t’aime, mon Victor bien-aimé, mais j’ai le cœur triste et plein d’amertume. Je te vois si peu, si peu, et le peu que je te vois m’appartient si peu que tout ces peua là forment un tout de tristesse qui m’emplit le cœur et l’esprit. J’aurais voulu te parler cette nuit au sujet de ma fille et de la maîtresse de pension mais le moment de le faire ne m’ab pas été donné. Tes occupations d’une part et le sommeil irrésistible qui s’empare de moi chaque fois que tu te mets à écrire depuis minuit jusqu’à deux heures du matin ne me l’a pas permis. Enfin voici ce que c’est : je voudrais que tu consentissesc à ce que Claire portâtd à la vieille Devilliers les quatre vers inédits que tu veux bien lui permettre de mettre sur le tombeau de son petit enfant. Je crois que tu ferais bien de renoncer à la satisfaction de donner une leçon à cette vieille péronnellee et de nous en laisser retirer un petit avantage pour le présent et peut-être un plus grand dans l’avenir si, comme il n’est que trop probable, Claire est obligée d’y prendre racine. Tout cela n’exclut pas la conversation convenue entre nous avec Mlle Hureau, au contraire, et je crois que la leçon donnée après coup fera plus d’effet qu’auparavant parce qu’il y avait, entre elle et l’amour-propre de cette vieille femme, la reconnaissance pour une bonne grâce et une bonne action après tout si on considère le chagrin de la pauvre jeune mère. Pour cela j’ai besoin que tu y consentes car quoique je sache les vers par cœur [1] :
Enfant, que je te porte envie !
Ta barque neuve échoue au port.
Qu’as-tu donc fait pour que la vie
T’ait déjà mérité la mort [2] ?
Je ne veux pas les donner sans ton consentement. Pour cela je garde ma fille encore un jour, ce sera d’ailleurs une grande joie pour elle de voir Hernani ce soir [3] et elle m’a bien promis de rattraper le temps perdu par un redoublement de travail et d’application [4]. Je prends donc sur moi de la garder jusqu’à demain matin et je vais écrire à Lanvin de la venir chercher. Et puis je t’aime, mon adoré bien-aimé, de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 231-232
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « peux ».
b) « m’as ».
c) « consentisse ».
d) « porta ».
e) « péronelle ».