17 mars [1841], mercredi matin, 11 h. ½
Tu n’es pas venu ce matin, mon Toto, et en vérité ça ne m’étonne pas puisque c’est tous les jours la même chose. C’est à grand peine si, à force d’importunité et de doléances, j’obtiens que tu viennesa déjeuner une fois ou deux par mois avec moi. Le fait est ainsi, tu ne peux pas le nier et tu pourrais même convenir que tu ne m’aimes plus d’amour, ce qui serait aussi vrai. Il paraît que tu es allé dernièrement dans une soirée où les duchesses, les vicomtesses, les comtesses et les drôlesses de tout Paris étaient réunies [1]. Il y a eu allant d’anecdotes, passe d’armes d’épaules, d’yeux et de langues en votre honneur, mais il me reste à savoir quelle a été la reine couronnée de ce tournoi d’agaceries, d’effronteries, de coquetteries et de saloperiesb. Moi pendant ce temps, je faisais l’état de VILAINE du Moyen Âge occupéec à raccommoderd les culottes de son seigneur, à tenir la chandelle mouchée et allumée toute la nuit jusqu’à ce qu’il daigne enfin rentrer chez lui. C’est superbe en vérité, on n’est pas plus heureuse et je n’aurais rien à envier à un chien à l’attache si j’avais quatre pattes et la moitié d’une queue. C’est vraiment ravissant, ia ia, mais comme tout plaisir finit pas fatiguer je déclare que je suis très lasse du mien et que je voudrais en changer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 249-250
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « vienne ».
b) « salopperies ».
c) « occuper ».
d) « racommoder ».
17 mars [1841], mercredi soir, 4 h. ¾
J’ai reçu une lettre de Claire tout à l’heure, mon bien-aimé, qui en contient une autre pour la mère Pierceau [2]. Il y a aussi l’inscription du mur du Luxembourg, j’espère que tu l’y retrouveras [3]. De plus, elle nous a fait la galanterie à toi et à moi de nous acheter des fleurs et elle prie que Suzanne aille les chercher demain soir. Il paraît qu’elle travaille beaucoup et qu’on est très content d’elle. Tant mieux mon Dieu, je me ferais faire dix mille fois l’opération du strabisme pour qu’elle soit une femme honnête, distinguée et heureuse.
En furetant dans vos papiers j’ai découvert, mon amour, que vous étiez allé depuis peu en soirée et que vous ne m’en aviez rien dit. Ceci m’a été médiocrement agréable comme vous pensez bien ; j’aurais préféré autre chose mais enfin, puisque vous trouvez bon de ne pas me consulter sur mes goûts, vous devriez au moins me dire quand ces choses-là arrivent.
Du reste, je suis toujours malingre et souffrante quoique ma blessure se guérisse cependant petit à petit [4]. Je voudrais vous voir. Je crains qu’avec vos bÔttes percées vous n’attrapieza la grippe, je voudrais que vous vinssiez mettre les neuves et me montrer un peu votre charmant petit museau que j’aime de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 251-252
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « attrappiez ».