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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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12 février [1841], vendredi, 1 h.

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon Toto chéri. Comment vas-tu ce matin et comment m’aimes-tu ? Moi je t’aime mais je ne vais pas. Je souffre dans le corps et dans l’âme, on dirait que j’ai une plaie vive répandue sur lui et sur elle. Cela ne m’empêche pas de t’aimer. Je ne peux pas ouvrir mes yeux mais je peux toujours t’ouvrir mon cœur, la partie de moi-même qui y voit encore le plus clair. Je ne pourrai peut-être pas me lever de la journée mais cela ne fait rien puisque je n’ai pas de choses impérieusement nécessaires à faire aujourd’hui. Je vais envoyer Suzanne tout à l’heure chercher de la pommadea à lèvres et de la poudre de Naquet [1]. C’est une vieille habitude que j’ai depuis quinze ans et il me semble qu’elle me fait du bien aux gencives. J’en use deux boîtes par an, ce n’est pas la peine de m’en passer et encore moins de te cacher cette petite addition à la dépense pour la bouche. Je t’en préviens parce que déjà tu m’as fait quelque petite bisbille à ce sujet. En même temps Suzanne passera chez l’épicier payer les 12 F. redusb dernièrement, prendre un paquet de chandelles et puis enfin acheter une boîte de veilleuses rue de Richelieu. L’ouvrière [2] a acheté tout ce qu’ilc faut pour ton gilet, cela se monte à 3 F. 4 sous.
Voilà, mon Toto, l’ordre du jour pour aujourd’hui. Je tâcherai de me lever si je peux pour ne pas t’effrayer en me voyant dans le lit avec une figure EFFROYABLE. Il est impossible d’être plus laide que je ne le suis ce matin. Mon innocence n’est pas mieux récompensée au physiqued qu’au moral car il est difficile d’avoir le visage plus tuméfié et l’âme plus meurtrie que je ne les ai pour la chose la plus innocente et la plus respectable du monde. Je ne veux pas m’appesantir là-dessus, mon adoré, pour te donner l’exemple du courage et du pardon envers moi car il paraît que si je suis innocente de mauvaise pensée et d’action coupable, je suis coupable de méchantes paroles et d’injures insensées envers toi. Je t’en demande sérieusement pardon, mon Toto, du fond du cœur avec tous les regrets du monde. Je te promets de faire tout mon possible pour ne plus retomber dans ce tort. Je t’aime, je t’aime et je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 135-136
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « pomade ».
b) « redu ».
c) « ce qui ».
d) « phisique ».


12 février [1841], vendredi soir, 5 h. ¼

J’allais copier les détails relatifs à la noblesse de Napoléon Bonaparte [3], mon bien-aimé, lorsque j’ai été arrêtéea par la longueur des renseignements. Je suis tellement souffrante et j’ai tant horreur de l’écriture que le courage m’a manqué au moment de commencer. Ton beau-père [4] pourra bien pour cette fois s’abstenir de lire ce document ou le lire détaché du journal. Ça n’est pas très difficile et pour moi c’est presque impossible de copier cela dans ce moment-ci. Je ne fais d’exception dans mon antipathieb pour l’écriture que dans ce qui me vient de toi. Oh ! pour ça, c’est une exception très frénétique qui confirme plus que jamais la règle générale de mon éloignement pour écrire quoi que ce soit à qui [que] ce soit si ce n’est de toi ou pour toi. Arrange cela comme tu le voudras, interprète-le comme tout ce qui vient de mon cœur en mal et de travers. Ça m’est égal, j’y suis habituée comme les chiens aux coups et je ne t’en aimerai pas moins pour cela, au contraire. Comme tu le remarques très bien : plus une femme est maltraitée et plus elle aime celui qui la maltraite. Exemple : Juju et pas beaucoup d’autres avec. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 137-138
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « arrêté ».
b) « anthipathie ».

Notes

[1Poudre pour blanchir les dents, inventée en 1830, à la mode dans les années 1830-1840. Si l’on en croit les publications de l’époque, deux personnes sont citées comme à l’origine de l’invention de cette poudre. En 1830, le sieur Naquet, domicilié au boulevard Bonne-Nouvelle, no 4, au premier, « usant du droit qu’il s’était réservé lorsqu’il vendit son fonds de commerce de parfumerie au Palais-Royal, fit paraître une poudre pour blanchir les dents et embellir la bouche, à laquelle il donna le nom de poudre Naquet, dont l’usage est universel, et dont les propriétés dentaires, suaves à la fois et bienfaisantes, lui ont attiré la confiance et les éloges d’un grand nombre de consommateurs distingués ». Un procès l’oppose presque immédiatement à un contrefacteur, un sieur Giret, qui a racheté le fonds de parfumerie, et qui tente de profiter du succès de la poudre en commercialisant sous la même forme, le même nom et les mêmes ornements de la poudre de Ceylan. Ceci oblige le sieur Naquet à faire de la publicité dans les journaux et à distribuer chez lui des échantillons gratis pour que les gens puissent faire la différence (Gazette des tribunaux, Journal de jurisprudence et des débats judiciaires, dimanche 7 novembre 1830, 6e année, numéro 1630, p. 4). Or, quelques années plus tard, une autre personne est désignée : « Madame Naquet, passage de l’Opéra, n. 3, dont nous avons fait connaître les souliers imperméables en caoutchouc, est l’inventeur d’une poudre remarquable pour l’entretien de la bouche ; cette poudre, rosée, donne de l’éclat aux dents sans les altérer, et se désigne sous le nom de poudre Naquet » (La mode de Paris, volume I, Imprimeur Éverat, 29 mars 1834). On trouve aussi mention de cette poudre dans le Petit courrier des dames, journal des modes de Paris, volume 30, numéros 1 à 36, 5 janvier 1836, p. 280 : « Poudre Naquet, dentifrice balsamique, pour l’embellissement de la bouche et donner aux dents la blancheur de l’ivoire. Fabrique et entrepôt général rue St-Honoré, 354 ».

[2Pauline. Juliette veut faire faire depuis une semaine pour Hugo un gilet de cachemire, qui devait être terminé pour le lundi précédent, mais l’ouvrière n’est revenue que la veille.

[3Dans sa lettre du lendemain, Juliette précisera qu’elle ne parvient toujours pas à « copier cet affreux article de La Presse sur les Bonaparte » : il s’agit d’un long article d’André Borel d’Hauterive intitulé « Détails sur la famille Buonaparte » dans le numéro du 10 février 1841. On y trouve des détails généalogiques et chronologiques ‒ dits « authentiques » ‒ sur « l’origine, la noblesse et la naissance de Bonaparte » à partir du résumé scrupuleux des dix cahiers de l’« Inventaire de production des actes que Napoleone de Buonaparte, d’Ajaccio en Corse, élève nommé par Sa Majesté pour être reçu aux écoles royales militaires, a l’honneur de produire par devant M. de Sérigny, juge d’armes de la noblesse de France ».

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