Jersey, 7 mai 1855, lundi matin, 6 h. ¾
Bonjour, mon cher petit homme ; bonjour, je t’aime en ouvrant les yeux. Dors pendant ce temps-là, mon cher petit Toto. J’ai reçu hier les adieux de la bonne petite Préveraud laquelle pleurait comme une Madeleine sous prétexte qu’elle me quittait mais en réalité à cause du chagrin de quitter son mari qu’elle adore avec une bonne foi touchante, car le pauvre petit homme est des plus ordinaires, même dans l’espèce bourgeoise. Ils se sont en allés presque après toi. Si je peux être prête demain assez tôt, j’irai jusqu’au bateau pour lui souhaiter une bonne traversée. Cela me sera une occasion de sortir dans le bon moment de la journée : de 11 heures à midi et cela lui fera plaisir, j’en suis sûre. Du reste, je plains cette pauvre petite bonne femme en songeant à la tristesse vive que j’éprouve chaque fois que tu me quittes même pour un instant. Aujourd’hui je vais copire à triple galop. Si tu viens ce matin, je te prierai de me donner d’autres manuscrits pour ne pas perdre de temps dans l’intervalle. Il fait un temps exquis ce matin, mon doux bien-aimé, ce qui fait regretter de n’avoir pas le moindre luncheona [1] à mettre sous un si beau soleil. J’aurais pourtant bien désiré savoir ce que c’est qu’un plaisir anglo-jersiais mais il est probable que ma curiosité, pas plus que mon cœur, ne sera satisfaite dans cet amusement local, ce qui ne m’empêche pas de te donner mon amour à toutes sauces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 187-188
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
a) « lunchéons ».