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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 mars 1846

16 mars [1846], lundi, 11 h. ¾ 

Il est dit, mon pauvre bien-aimé, qu’il faut toujours que je fasse le sacrifice d’un bonheur pour avoir une joie. Hier encore la transaction a eu lieu à mon grand regret. J’ai vu Hernani au théâtre mais je ne t’ai pas vu chez moi [1]. Cependant je t’assure que je suis de force à supporter très bien cette double ration de bonheur. Je suis assez robuste pour applaudir le brigand sublime à la scène et pour adorer le divin poète au coin de mon feu. Du reste tu connais toute l’histoire de ma soirée, de ma nuit et de la journée jusqu’à présent. Je ne te la recommencerai donc pas une seconde fois. D’ailleurs je ne veux pas vous redonner le prétexte de vous moquer de moi outrageusement comme vous l’avez fait ce matin. Je garde le silence majestueusement, nous verrons si vous osez l’attaquer.
Mon adoré bien-aimé, mon Victor charmant, mon doux aimé, mon cœur s’épanouit comme une fleur en pensant à toi. Je te l’ai déjà dit bien des fois parce que mon esprit est très court et que je n’ai qu’une manière de t’adorer. Mais dans cette monotonie d’expression, il y a un amour toujours plus vif, toujours plus tendre, toujours plus ardent et passionné. Quand je te vois tout mon être chante un hymne de joie et d’amour. Hélas ! Cette joie n’est jamais bien longue. Je ne t’en fais pas un reproche, mon bien-aimé, car la faute en serait à moi qui n’ai pas su me conserver jeune et belle jusqu’à la mort. L’exemple de Bauldour ne m’a pas préservée et vous avez profité sans scrupule du talisman du beau Pécopin [2]. Ce qui fait que vous êtes toujours jeune et charmant comme le premier jour, tandis que je suis devenue une vieille bonne femme rechignée et glabre au dehors, mais vous aimant plus que jamais d’un amour sans tâche et sans borne. Je t’aime mon Victor chéri, je t’aime. J’attends avec impatience le moment qui te ramènera auprès de moi. Je regarde la pendule, je pense à ce que tu as à faire aujourd’hui et j’espère. Cependant le temps est bien beau et le besoin d’errer et de rêver bien impérieux pour toi. Je prie et j’attends, je voudrais n’être plus qu’une âme pour te suivre partout. Je voudrais être tout ce que tu vois, tout ce que tu touches, tout ce que tu respires, tout ce que tu penses et tout ce que tu aimes. Je baise tes coquettes petites pattes. Je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 269-270
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette


16 mars [1846], lundi soir, 5 h. ¾ 

Le sort en est jeté, mon adoré, j’enverrai Cocotte tout à l’heure chez toi. Ce n’est pas sans regret et presque sans chagrin que je me décide à cette séparation, mais il le faut car je n’ai pas la tête assez solide pour résister à ses cris. C’est un sacrifice que je fais à mon affreuse infirmité mais je sens qu’il me coûte encore plus que je ne croyais. J’espère que la bonne Dédé aura enfin pitié de cette charmante petite bête et qu’elle la prendra en amitié. En attendant je la recommande à la sollicitude de mon brave et généreux Toto, second [3], je le supplie de ne la mettre sur son bâton que lorsqu’il sera là afin d’habituer l’autre Fouyou à la respecter petit à petit. Enfin, c’est surtout sur toi que je compte, mon universellement bon et adorable Toto premier pour aimer, protéger et surveiller cette pauvre petite cocotte. J’ai le cœur gros, il me semble que je fais presque une mauvaise action en renvoyant ce pauvre moignieau vert et pourtant Dieu sait que j’ai hésité longtemps avant d’en venir là et que ce n’est qu’à force de maux de tête que je prends cettea affreuse résolution. Dans une heure elle sera chez toi. Le frotteur viendra la prendre avec tout son mobilier et la déposera dans ton antichambre sans autre explication. Il est déjà bien tard, mon Victor chéri et tu ne viens pas, cependant tu n’as pas d’Académie, ni de Chambre, que je sache. Pourquoi n’établis-tu pas un quartier général chez moi dans lequel tu viendrais dans la journée écrire et te reposer ? Je voudrais ne pas t’importuner et t’obséder de ma tendresse et pourtant ce que je te demande c’est [illis].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 271-272
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

a) « cet ».

Notes

[1Hernani a été repris à la Comédie-Française en 1845. 8 représentations en sont données en 1846. Mme Mélingue joue doña Sol, Beauvallet Hernani, Ligier don Carlos, et Guyon Joanny.

[2Référence à la légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, Lettre XXI du Rhin (1842). Le beau Pécopin et la belle Bauldour, s’aiment d’un amour partagé. Pécopin est un grand chasseur souvent absent ; sa belle, grande fileuse se désennuie auprès de sa quenouille en attendant que le mariage les unissent pour toujours. Pécopin, ébloui par son talent de chasseur, accompagné de sa troupe de cavaliers, s’enrôle dans une longue aventure loin de sa belle. Lorsqu’ils se retrouvent, il est resté jeune et beau, mais pour elle, le temps a passé : elle a cent ans.

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