12 août [1841], jeudi, midi ½
Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon amour chéri, bonjour mon beau Toto, bonjour mon grand poète, bonjour vous, bonjour toi. N’allez pas croire que je me lève à présent, seulement comme c’est jour du frotteur et que j’ai à copier l’histoire de Pécopin, j’ai voulu faire toutes mes petites affaires à l’avance pour pouvoir copier dès que cet homme aura fini [1].
Quelle belle représentation, mon amour ! Comme le public est attentif et docile ! Quel triomphe pour toi et quelle joie pour moi. J’ai toutes les peines du monde à ne pas baiser tes pieds devant tout le monde dans ces moments-là. Je t’aime, mon Victor adoré. Je t’aime, je t’admire et je t’adore [2].
Voici encore un assez bon temps pour ce soir, à moins qu’il ne pleuve à l’ouverture des bureaux, ce qui serait fâcheux car la pièce est bien lancée en succès d’admiration et d’argent. Il faut espérer qu’il pleuvra à verse toute la journée jusqu’à quatre heures du soir seulement car nous avons bien besoin d’argent. La couturière n’est pas encore venue chercher le sien et j’ai bien peur d’être obligée de prendre dessus pour payer la dépense d’hier et d’aujourd’hui. J’ai donné l’argent à la mère de Mme Guérard et à Lafabrègue mais Mignon n’est pas encore venu et je n’ai plus d’argent que celui de la couturière [3]. Je suis bien forcée de te dire tout cela, mon amour, car je sais que tu le veux et que tu ne me permets pas de vendre mes zaillons pour faire bouillir la marmitea, ce que je trouve injuste, absurde et cruel car enfin c’est mon droit. Taisez-vous, vilain monstre, vous êtes un ÉGOÏSTE. Vous voulez faire tout à vous tout seul et ce n’est pas juste, vous êtes bien heureux que je vous adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 139-140
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « marmitte ».
12 août [1841], jeudi après-midi, 3 h.
Je viens d’envoyer chez Mme Guérard, mon cher bien-aimé, avec une lettre explicative et 10 F. J’espère que la dame se contentera de cela ou elle sera bien difficile. Ton relieur m’a bien l’air de nous faire faux bon ? J’en suis vexée doublement car je suis sûre que Mme Krafft croit que nous nous moquons d’elle. Il faudra nonobstant notre cadeau lui payer sa robe avant notre départ [4]. J’y tiens plus que je ne puis dire. Je tiendrais bien aussi à ne pas la laisser perdre tout à fait au profit des vers de la douane mais comme mes prétentions ne seraient pas aussi bien accueillies de côté-là que de l’autre, j’y renonce [5]. Je t’aime mon Toto, mon amour, ma joie, ma vie, mon bonheur. Je t’aime de toutes mes forces et de toute mon âme.
J’espère que tu ne retourneras pas à Saint-Prix aujourd’hui [6] ? Ce n’est pas que tu n’en sois très capable, tu ne fais rien qui ait le sens commun. Ou tu es des mois entiers sans prendre de repos ou des mois entiers dormant 14 heures sur 24 h. Il est vrai de dire que je n’aurais pas le bonheur de te voir si tu ne dormais pas mais si tu avais pour deux liards de raison, le temps que nous passons à dormir si mal nous le passerons à nous promener et à nous aimer sous les arbres et à la face du soleil. Enfin tel que vous êtes je vous adore et je ne vous changerais pas contre le bon Dieu lui-même s’il lui prenait envie de se faire homme une seconde fois. Je vous aime Toto, je vous adore Toto. Baisez-moi, vieux scélérat, et n’allez pas à Saint-Prix.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 141-142
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette