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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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21 juin 1856

Guernesey, 21 juin 1856, samedi après-midi, 2 h.

Cher bien-aimé adoré, c’est aujourd’hui le dixième anniversaire de la mort de ma pauvre fille [1]. Mon cœur les comptea avec une sorte d’anxiété douce et triste comme on compte les bornes du chemin d’une route inconnue et dont le gîte est incertain. Il me semble que tous les pas que je fais dans cette vie, mon enfant les fait dans l’autre pour se rapprocher de moi et cette pensée ranime mon courage et ma confiance. J’espère, je prie, je t’aime et j’attends.
Comment vas-tu, mon doux adoré ? Je pensais que tu serais venu ce matin me dire comment tu avais passé la nuit et si ton mal de gorge avait disparu. Tu ne l’as pas pu évidemment puisque tu n’es pas venu mais j’espère que tu vas bien néanmoins. J’ai pris une bien grande feuille de RESTITUS, mon pauvre petit homme, sans savoir au juste comment je la remplirai. Autrefois mes baisers sautaient joyeusement de mon amour à ta bouche en chantant l’air de bravura [2] bonheur. Aujourd’hui ils chevrotentb tristement dans le bec de ma plume, pendant que ma pauvre âme honteuse se désole de l’ironique travestissement de la vieillesse qui te cache sa jeunesse immortelle et sa radieuse beauté. Mes tendresses, qui se montraient à toi autrefois dans leur naïve nudité et sans défiance, ont peur maintenant de se laisser voir dans leur ridicule sénilité. Tu dois comprendre cette sainte pudeur du cœur, mon sublime adoré, et ne pas m’en vouloir de l’éprouver dans ce qu’elle a de plus vénérable : le respect de l’amour divin que j’ai pour toi.
Il n’y a pas de jour où je ne regrette l’aridité de mon esprit qui ne me permet pas de t’offrir un oasis où reposer le tien. Même ce regret que je t’exprime est bête comme un chou. Dès que je sors de mon cœur, je n’ai plus le sens commun, mais aussi pourquoi vouloir que mon amour tourne dans ce cercle vicieux du ridicule et de la bêtise ? C’est ta faute, mon pauvre trop grand bien-aimé, et tu ferais bien mieux de me défendre ce stupide exercice que de l’exiger absolument. Je ne t’en aimerais pas moins, au contraire, puisque j’aurais en moins la gênante préoccupationc de ma bêtise. Si tu pouvais savoir combien c’est vrai ce que je te dis là, mon cher bien-aimé, et avec quelle conviction j’ai peur de me nuire dans ton amour, tu n’insisterais pas davantage pour cette pauvre restitus dont les ailes sont tombées et dont la chrysalide ne reprendra vie qu’au ciel.
Cher adoré, je t’aime d’un seul morceau, corps, cœur et âme, tout est dans ce monolithe : JE T’AIME. C’est à toi d’en faire ce que tu pourras et ce que tu voudras.

Juliette

BnF, Mss, NAF, 16377, f. 177-178
Transcription de Chantal Brière
[Massin]

a) « comptes ».
b) « chevrottent ».
c) « préocupation ».

Notes

[1Claire Pradier est morte à vingt ans de la tuberculose, le 21 juin 1846.

[2Terme de musique : morceau de bravoure exécuté de façon virtuose.

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