Paris, 21 février [18]72, mercredi soir, 4 h.
Je me tiens à quatre, mon grand bien-aimé, pour ne pas te rabâcher le succès prodigieux de ton admirable Ruy Blas [1]. Tout ce que je me permets de t’en dire en ce moment c’est que plus je vois et j’entends ce chef d’œuvre, plus je désire l’entendre et le revoir encore. Aussi, si tu veux me faire un grand plaisir, tu me mèneras ce soir à l’Odéon avec toi d’assez bonne heure pour voir commencer la pièce. Car plus j’en verrai et plus je serai [heure ?]. Sans compter qu’il serait peut-être utile que tu voies jusqu’à quel point Mélingue a amélioré son jeu dans cet acte-là. Mais, quelle que soit son insuffisance pour interpréter ce rôle merveilleusement poétique et radieux, le succès n’en peut être diminué ni obscurci, pas plus dans l’esprit du public que dans le coffre-fort du caissier du théâtre. Telle est ma conviction inébranlable.
Dites donc, cher môsieu, il me semble que vous m’avez oubliée dans le partage de vos largesses. Pourquoi cette injustice distributive ? Je vous assure cependant que je ne serais pas autrement fâchée ni humiliée d’être aussi généreusement traitée que Petit Georges et que petite Jeanne. Ce qui m’attriste c’est de compter pour si peu dans vos munificences. Je vous dis cela comme je vous dis tout et puis c’est tout. Vous n’en ferez que ce qu’il vous plaira et je ne vous aimerai pas moins. Telle est ma force.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 49
Transcription de Guy Rosa