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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 14 février 1854, mardi après-midi, 3 h. ½

Je vous attends à pierre fendre mon insaisissable petit Toto et je rage à 40 mille degrés centigrades. Tout cela mêlé à la médecine me cause des borborygmesa hideux et des accès d’hypocondrie très peu réjouissants.

4 h.

En général mon cher petit atome, vous obéissez assez bien à mes évocations, seulement vos apparitions sont trop fugitives pour me faire l’illusion d’un vrai bonheur. Aussi je ne suis pas beaucoup moins triste après vous avoir entrevu qu’avant. En somme tout cela n’est toujours pour moi que le vide et la solitude.
Pardonnez ce petit cri de regret à votre grosse pierre de taille et tâchez de ne pas trop abuser de l’argument scie pour lui prouver que vous avez le droit de la pulvériser comme un simple Palmerston. En attendant, je frémis d’admiration des sublimes horreurs que je viens de lire. Il est impossible de pousser plus loin la poésie de l’atroce. Toute la vieille école de peinture espagnole n’est plus que des vignettes maniérées comparée à votre féroce génie [1]. Je comprends du reste maintenant l’unanime couardise de la presse jersiaise. Il y a de quoi faire reculer de beaucoup plus braves carrés de papier que ceux de cette île sauvage mais trop peu déserte. Du reste, il ne m’est pas prouvé que le gouvernement Goddam [2] ne vous invite pas à aller voir ailleurs s’il y est. En attendant vous le houspillez en conscience et vous lui taillez d’effroyables croupières avec la peau du Boustrapa découpé en lanières. Décidemment je suis de votre avis, je plains plus Lord Palmerston que John Tapner.
Maintenant que j’ai assez grincé des dents à votre petite élucubration, je reviens à mon mouton. Quand donc vous verrai-je ? Cette question stéréotypée me rappelle une mystification matinale et maritime après avoir passé la nuit à entendre les appels, les chants et les cris des [illis.b].
Pour peu que tu tardes encore quelques minutes à venir, mon cher petit bien-aimé, je ne pourrai pas t’embrasser car je ne serai plus seule, probablement. J’avais commencé tantôt un gribouillis, que je n’ai pas pu retrouver, dans lequel je m’accusais d’égoïsme et où je me reprochais de te voler des moments si précieux. Te voilà, mon amour, la suite à demain et mon cœur tout de suite.

Juju

BnF, Mss, NAF 16375, f. 69-70-71
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Chantal Brière

a) « borboryme ».
b) Il n’est certain que ce dernier paragraphe, écrit sur une nouvelle feuille, soit la suite de la page précédente, inachevée.

Notes

[1Juliette est chargée de copier le réquisitoire que Victor Hugo adresse à Lord Palmerson, secrétaire d’état à l’intérieur en Angleterre, après l’exécution de Tapner. Victor Hugo bouleversé par cet épisode produira une série de dessins très noirs ayant pour motif un gibet.

[2Injure assez violente : « maudit de Dieu », « satané ».

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