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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Dimanche 1er janvier 1843, dix heures du matin

Bonjour mon Toto bien-aimé. Je te la resouhaite encore, mon amour, plus heureuse que celle qui vient de s’écouler. Mon vœu n’est pas tout à fait désintéressé car, comme mon bonheur est dans le tien, c’est comme si je me souhaitais à moi-même une bonne année et tout ce qui s’en suit. J’espère, mon pauvre ange, que le bon Dieu nous exaucera ; il nous le doit bien après les deux années d’épreuves que nous venons de passer.
Je ne veux pas vous grogner, mon Toto, parce que ce serait mal commencer l’année mais vous le mériteriez bien. Comment, vilain monstre, déjà en retard ! Pas plus de lettre que de vous, et pas plus de vous que dessus la main ! En vérité il faut toute ma patience et tout mon courage pour ne pas vous accabler de mon mépris. Très sérieusement, mon cher adoré, je suis fâchée que ta chère petite lettre soit en retard car, outre l’impatience et la privation que cela me donnea, c’est un mauvais présage pour tout le reste de l’année.
Non, non ce ne sera pas un mauvais présage. Je n’en veux pas ; j’aime mieux croire, ce qui est, que tu as travaillé une partie de la nuit et que tu n’auras pu faire mettre ma lettre à la poste que ce matin. Aussi, mon cher bien-aimé, loin de t’en vouloir et de te gronder, je suis touchée d’admiration et de reconnaissance et je te bénisb, mon adoré bien-aimé.
Qu’a dit ma petite DD de tous ses petits chiffons ? Tout cela lui aura paru bien maigre et bien peu de choses maintenant qu’elle en est aux bijoux et aux parures de BELLES DEMOISELLES. Enfin, la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne, dit-on, et je m’en rapporte à toi pour avoir [illis.] une sauce des plus piquantes à tous ces brimborions insignifiants. Je te prie d’y joindre de ma part un tas de baisers
Voici qu’on est venu chercher Claire pour aller à la messe. J’espère que cette pauvre enfant sentira enfin sérieusement la nécessité de travailler et d’être bonne fille dans toute l’acception du mot. Il est bien temps mon Dieu que la raison lui vienne. Je te prie de l’y aider et de lui en faire comprendre la nécessité.
Voici la fameuse Cocotte. Je ne sais pas si c’est une idée, je la trouve moins jolie que l’autre. Mais pourvu qu’elle soit bonne, je la tiens quitte de ses qualités physiques. Hélas ! la voici déjà qui grogne et qui fait mine de vouloir mordre Suzanne. Décidément les cocottes n’ont aucune sympathie pour moi et pour ma maison. Du reste la pauvre petite bête est bien abîmée et paraît bien fatiguée. Autant l’autre est arrivée franche et reposée, autant celle-ci paraît éreintée. Ne nous hâtons pas de la juger, nous verrons d’ici à quelques jours ce qu’elle sera.
Toujours pas de lettre, mon amour, c’est bien long pour une pauvre Juju qui en fait tout son désir et toute sa joie. Je crains toujours quelque maladresse ou quelque infidélité de la poste. Je ne serai tranquille et heureuse, cela va sans dire, que lorsque je l’aurai sur mon cœur. En attendant, mon cher adoré, je t’aime de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16351, f. 1-2
Transcription de Olivia Paploray, assistée de Florence Naugrette

a) « donnent ».
b) « bénie ».


1er janvier 1843, dimanche après-midi, 4 h.

Enfin je l’ai, cette bien heureuse et tant désirée lettre [1] ! La voilà enfin ! Je commençais à désespérer. Mais la voilà, la voilà. Mon Victor, merci ! Merci, je t’aime !
C’est affaire à toi de dire tant de bonnes et d’admirables choses en si peu de mots. Moi j’y use ma vie et je n’ai jamais tout dit. Chacun de ces mots peint ce que j’éprouve, chacun d’eux me console et me rend la confiance et le courage comme si chacun d’eux était une caresse, un baiser, ton souffle, ton âme tout entière. Puissance de l’amour et du génie qui font de pareils miracles ! Quand j’ai reçu ta lettre, mon adoré, j’étais si triste, si découragée et si malheureuse que c’était une pitié. Aussi quand Claire me l’a apportée, je me suis enfermée dans mon cabinet de toilette pour la lire plus à mon aise, pour me livrer tout entière à ma joie, à mon bonheur et à mon adoration. J’étais comme folle. Il me semblait que je te revoyais après un an d’absence, en supposant que je puisse supporter ton absence une année, ce qui n’est rien moins que possible. Va mon pauvre ange, si tu pouvais me voir dans ces moments-là, comme me voit le bon Dieu, tu serais bien heureux et bien fier de l’amour de cette pauvre Juju, si peu de chose qu’elle soit du reste.
Maintenant, mon adoré, comme l’âme est insatiable de bonheur, c’est toi que je désire, c’est toi que je veux, c’est toi que j’attends, c’est toi que j’aime. Ne me fais pas languir trop longtemps, mon adoré. Viens complétera ta lettre si admirablement bonne et tendre. Je t’en prie, mon bien-aimé. Je t’en prie de toutes mes forces et bien davantage encore.
La mère Lanvin et sa fille sont venues avec le sieur Félix. Je leur ai donné Han d’Islande [2] qu’ils ont choisi eux-mêmes plus le petit livre pour l’enfant. Ils ont paru comblés. J’attends la mère Pierceau ; si tu penses qu’il serait nécessaire de lui donner un livre pour la remercier de la complaisance de Desmousseaux, tu me le diras tout à l’heure. En attendant je ne donnerai rien sans ta permission.
Mon Toto, mon Toto, viens bien vite me baiser. Il y a bien trop longtemps que je tire la langue. Vous devriez vous dépêcher un peu mon amour. À bientôt n’est-ce pas, mon cher petit homme bien-aimé. À toujours pour nous aimer comme aujourd’hui.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16351, f. 3-4
Transcription de Olivia Paploray, assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]

a) « completter »

Notes

[1Il s’agit de ce poème :
Qu’est-ce que cette année emporte sur son aile ?
Je ne suis pas moins tendre et tu n’es pas moins belle.
Nos deux cœurs en dix ans n’ont pas vieilli d’un jour.
Va, ne fais pas au temps de plainte et de reproche.
À mesure qu’il fuit, du ciel il nous approche
Sans nous éloigner de l’amour.
Toute la lyre, VI, 25.

[2Han d’Islande, paru en 1823, a reparu chez Charpentier en 1841.

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