20 décembre [1845], samedi, 11 h.
Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour, mon adoré bien-aimé, bonjour, je t’aime. Je pense à toi, je m’occupe de toi dans la personne de ma hideuse lampe qu’on vient de me rapporter. Si elle ne va pas cette fois, le marchand renonce à l’arranger, car lui-même ne sait plus ce qu’il y aurait à y faire. Me voici donc encore une fois aux prises avec cette effroyable lampe. Dieu veuille qu’elle ne nous éclate pas sous le nez comme un vieux mousquet. Avec tout cela, je suis en retard et je veux pourtant que ta tisanea soit faite dans le cas où tu viendrais tout à l’heure. Je vous ai [refairé ?] votre verjus [1], nous verrons si vous le reconnaîtrez. Je l’ai pourtant bien déguisé, car je tiens à vous [faire] ingurgiterb ce délicieux fruit malgré votre gourmandise et pour vous apprendre à ne pas être difficile. Vous pourrez ajouter ce détail à toutes les mortifications de M. l’évêque de D. [2] Sur ce, baisez-moi, mon Victor, et aimez-moi. Je pue comme un rat mort pour avoir nettoyéc cette lampe infecte. Pouah ! quelle affreuse invention. Celui qui l’a trouvée mériterait d’être pendu. Je vais me laver bien vite, car je ne voudrais pas que vous me sentiez dans ce moment-ci.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16361, f. 277-278
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « ta tisanne ».
b) « ingurgitter ».
c) « nétoyé ».
20 décembre [1845], samedi soir, 6 h. ½
Parti déjà, mon bien-aimé, sans que j’aie pu à peine t’embrasser. Ne t’étonne donc pas alors de me voir si souvent morose et triste puisque enfina je ne peux pas être gaie et heureuse sans toi. Je ne suis pas assez supérieure pour que la tristesse de mon cœur ne dégénère pas souvent en brusquerie et en mauvaise humeur. Il n’y a peut-être que toi au monde qui conserve la douceurb inaltérable, la gaieté charmante, l’égalité de caractère de tous les instants malgré tous les ennuis de la vie. Je t’envie, je t’admire sans pouvoir t’imiter. Si j’osais même, je serais très méchante et très amère dans ce moment-ci. Pauvre adoré, mon Victor chéri, mon doux aimé, je t’aime au-delà de tous les mots et de tous les superlatifs possibles. Je t’aime jusqu’à la férocité, jusqu’à la folie. Si je pouvais, je te dévorerais pour être bien sûre que tu es tout à moi et tout en moi, au risque de t’attraperc fort, car tu aimes bien à te laisser admirer et adorer par la foule. Pauvre ange, c’est tout simple. On est pas le plus beau, le plus charmant et le plus ravissant des hommes rien que pour une vieille Juju de rien du tout. Il faut qu’il y en ait un peu pour tout le monde, ce qui est cause qu’il n’en reste plus du tout pour moi. Quand je te dis que je t’aime à la folie, je n’exagère pas, cette lettre en est la preuve, car elle n’a pas le sens commun, quoique et parce que elle est toute pleine d’amour. Je baise tes mains, tes pieds et le reste.
BnF, Mss, NAF 16361, f. 279-280
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « puisqu’enfin ».
b) « la doucer ».
c) « attrapper ».