Guernesey, 30 avril 1859, samedi matin
Bonjour, mon cher adoré bien-aimé ; bonjour, mon pauvre piocheur acharné, bonjour. Comment as-tu passé la nuit ? Je crains que l’excès même de ta fatigue ne t’ait empêché de dormir et je ne serai tranquille que lorsque tu m’auras assuré toi-même que tu as passé une bonne nuit. Cher adoré, je suis impatiente que tu aies fini tes deux splendides volumes pour que tu puissesa te reposer quelque temps. Je suis vraiment si effrayéeb de ta prodigieuse et surhumaine activité que je crains sérieusement quelque affreux accident comme celui de l’année passée [1]. Mon Victor adoré, je t’en conjure, dès que ce livre sera fini, repose-toi et un peu longtemps. Quant à moi qui [suis] si bien aidée, remplacée et surpassée (ce qui n’était pas difficile) dans ma douce et amusante besogne [2], je n’ai pas le droit à la fatigue et encore moins au repos ; aussi, n’est-ce pas tout à fait pour moi que je le désire. Mais j’ai l’impatience ardente d’assister au succès de ton prodigieux livre qui semble écrit avec des diamants liquides et ponctué d’étoiles [3]. Mon cœur bat d’avance aux bravos dont il sera salué par tous ceux qui le liront. En attendant, tu as bien fait d’en ôter tout ce qui pouvait servir de prétexte à l’embargo du hideux Bonaparte [4]. Du reste, cela ne diminue que par le nombre les beautés sublimes de ton livre mais n’atténuerac en rien sa portée politique, philosophique et humanitaire, trois mots plus gros que moi mais que la force de mon amour pour toi soulève sans trop d’efforts.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16380, f. 114
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette
a) « puisse ».
b) « effrayé ».
c) « n’aténuera ».