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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 19 décembre 1851, vendredi matin, 9 h. ½

Bonjour mon tant bien aimé, bonjour, je pense à toi, je t’aime, je t’espère et je t’attends avec tout mon cœur et toute mon âme mais courageusement et résignée d’avance à ne te voir que ce soir, lorsque tu seras tout à fait libre. Mets bien tout ce précieux temps à profit mon doux adoré et remplis ton cœur de toutes les douceurs de cette réunion fugitive. Donne à ta pauvre sainte femme [1] toutes les consolations et toutes les tendresses qu’elle mérite, et soyez bénis tous les deux dans votre chère et vaillante famille.

10 h. ½

Mon Victor, tu es triste, tu es inquiet et je ne peux rien contre cette tristesse et contre tous ces embarras de toutes sortes. Pourtant je suis prête à tout faire pour t’épargner le moindre souci, j’en suis bien sûre. Mon Dieu pourquoi faut-il que tant de dévouement soit stérile ou onéreux ? Mon Victor, nous sommes à un moment décisif de la vie de toute manière où toute résolution prise peut influer en bien ou en mal sur tout le reste de notre vie. Je t’en supplie, avec tout mon cœur et avec toute mon âme, mon généreux adoré, ne t’impose aucun devoir envers moi, ne t’exaspère [2] aucune reconnaissance. Je t’ai aimé, je t’ai adoré comme jamais homme n’a été aimé avant toi et ne le sera après. C’est moi qui te dois de la reconnaissance pour m’avoir inspiré cet amour si sublime et si doux qui m’élève jusqu’à Dieu et qui rend mon abnégation et mon sacrifice si faciles, que loin d’y perdre, j’y gagnerai peut-être encore le bonheur de t’aimer davantage en me dévouant pour toi jusqu’à la mort.
Mon Victor, mon Victor, tu es bien aimé, véritablement aimé par moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16369, f. 476-477
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 19 décembre 1851, vendredi après-midi, 3 h. ½

Si la pensée avait une forme visible, mon doux bien aimé, la mienne te fatiguerait les yeux et finirait par se rendre insupportable par son assiduité auprès de toi. Heureusement qu’il n’en n’est rien et que je peux t’assiéger à tous les instants de la vie par mon opiniâtre fixité d’esprit et de cœur, sans gêner tes mouvements et sans distraire ton esprit occupé de tant de choses grandes, généreuses et sublimes.
J’attends et je redoute le moment où je te reverrai ce soir parce que tu seras triste et malheureux, et que je me sentirai impuissante à te consoler de cette tristesse trop légitime et trop naturelle. Pour moi, personnellement, je n’ai peur de rien, et tous les dangers du monde ne me feraient pas presser le pas plus vite. Mais je crains jusqu’à la faiblesse la plus couarde et la plus pusillanime l’impression de te voir triste ou souffrant, surtout quand je sais que je n’y peux absolument rien. Mon pauvre homme, mon admirable bien aimé, mon glorieux martyr, ne te laisse pas aller au chagrin. Dans une semaine tu auras ton Charles [3] avec toi et puis qui sait ? bientôt ton Victor [4] et les deux jeunes vaillants si noblement trempés, si fidèles et si dévoués à ta personne et à tes idées et puis encore avec eux, et bien avant eux, ta chère femme et ta douce et ravissante fille. C’est à dire la force, LA JOIE, LA GLOIRE et LE BONHEUR. Mon Victor, j’en ai le pressentiment, cet exil si tristement et si anxieusement commencé, s’achèvera dans toutes les saintes joies de la famille et dans toute la splendeur du triomphe de tes idées et de la gloire de ton martyr. J’en suis sûre comme je le suis de t’adorer jusqu’à mon dernier soupir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16369, f. 478-479
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 19 décembre 1851

Vous dites que dans ces journées de décembre je vous ai sauvé la vie [5]. Je n’en sais rien ; si j’ai fait quelque chose, cela ressemble tant au devoir que je ne saurais y voir une belle action.
Parce que je vous aurais sauvé la vie, vous me donnez cent mille francs ; c’est tout simple. Et je les refuse. C’est tout simple aussi.
Reprenez vos cent mille francs. Je ne veux qu’une chose, être aimée.

J. D.

MLM, 622600001
Transcription de Gérard Pouchain

Notes

[1À Bruxelles, Victor Hugo est logé à l’Hôtel de la Porte-Verte, 31 rue de la Violette depuis son arrivée le 12 décembre au matin ; il est rejoint par Adèle Hugo le 18 pour un bref séjour de quarante-huit heures.

[2Sens littéraire ou vieilli : aggraver, exacerber.

[3Libéré de prison, Charles rejoindra son père à Bruxelles le 3 février 1852.

[4François-Victor ne rejoindra le clan Hugo qu’en août 1852 sur l’île de Jersey. Il ne partagera pas l’exil paternel à Bruxelles.

[5Hugo l’écrira, à mots couverts, dans Histoire d’un crime (IV, 11), et explicitement sur une épreuve de la Légende des siècles.

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