12 décembre [1837], mardi midi
Bonjour mon adoré petit homme. Je n’ose pas te demander comment tu as passéa la nuit. Je prévois d’ici la réponse : « J’ai travaillé ». Et comme tu m’as quittée à deux heures du matin, il est probable que tu ne te seras pas couché du tout. Et c’est presque toutes les nuits comme cela. Pourvu que ta santé y résiste, c’est tout ce que je demande à Dieu.
J’ai tant d’inquiétudes dans la tête que je ne sais par laquelle commencer. Je voudrais te voir pour être sûre que tu te portes bien. Je voudrais connaître la réponse de M [1]. Je voudrais que le jugement fût prononcé aujourd’hui pour savoir à quoi nous en tenir enfin [2], et pour n’avoir plus à y penser. Je suis capable de tomber malade pour peu que la remise à huitaine [3] ait lieu encore aujourd’hui. Je n’ai pas dormi 2 h. cette nuit et encore cela m’a-t-il fait plus de mal que de bien tant les rêves que j’ai eus étaient tristes et fatigantsb. Voilà une époque de ma vie dont je me souviendrai par exemple, car jamais plus de contrariétés et de tourments ne s’étaient accumulés à la fois sur nous. Le jour où nous en sortirons je respirerai avec bien de la joie.
Je sais bien que tu ne peux pas venir avant d’aller au tribunal mais tâche, mon bien-aimé, quelle quec soit l’issue de l’affaire, de venir aussitôt l’audience finie. Je t’assure que tu dois bien cela à mes inquiétudes. Tu sais ce que je veux dire.
Je t’aime mon Victor adoré. Je ne vis que dans ta pensée. Je t’adore. Tu es si bon et si grand que c’est bien naturel.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 161-162
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « passer ».
b) « fatiguants ».
c) « quelque ».
12 décembre [1837], mardi soir, 5 h
Enfin c’est donc fini et bien fini car jamais triomphe n’a été plus grand et plus mérité que le tien aujourd’hui [4]. Ces vieux bonshommesa ont compris que c’était de leur propre conservation dont [5] il était question et ils ont rendu leur jugement selon l’équité et la conscience. Dieu soit loué et la justice aussi. Je respire un peu depuis que je t’ai vu. Il me semble que j’ai dix ans de moins. Ce matin j’avais 90 ans. Je n’ai pas déjeuné et il est vrai que je me sens de bonnes dispositions pour le dîner. Pauvre bien-aimé que tu es bon d’être venu. Je te remercierais si je t’aimais moins mais tu savais dans quel état j’étais et il y aurait eu de la cruauté à m’y laisser. J’espère que tu auras des nouvelles de M [6]. ce soir et qu’elles seront sinonb très franches au moins suffisantes pour l’excuser de toutes mauvaises intentions et il est vrai d’ajouter que tu seras d’autant plus facile à convaincre que tu sais déjà à quoi t’en tenir sur la sympathie du susdit M.
Enfin et à la fin des fins je vais donc jouir de vous mon cher petit homme, ce qui ne m’était guère arrivé depuis qu’il est question de ce procès. Maintenant vous êtes débarrassé, vous êtes libre. Nous verrons ce que je gagnerai à cette liberté. Pour commencer vous viendrez déjeuner avec moi demain matin et puis nous irons le tantôt [7] chez ma fille. Il y a bientôt trois mois que je n’ai vu la maîtresse [8].
Mon Dieu que je vous aime Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 163-164
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « bons-hommes ».
b) « si non ».