11 décembre [1837], dimanche soir, 5 h. ¼a
Oh ! oh ! voici qui est menaçant, une grande feuille de papier ni plus ni moins que je vais couvrir de baisers et d’amour depuis un bout jusqu’à l’autre. C’est bien affreux n’est-ce pas et tu te passerais bien de cette surabondance de tendresse qui crève tes pauvres yeux et offusque l’esprit et la grammaire. Mais je suis une sauvage qui mange son amour tout vif sans se donner la peine de le faire cuire et d’y faire une sauce de bonnes phrases et sans m’inquiéter si vous pourrez avaler cette cuisineb non approuvée par le cuisinier royal [1] de l’Académie française. Je m’en fiiiiiiche.
Je m’aperçoisc que j’ai pris mon papier à l’envers, mais pourvu que je vous touche le cœur à l’endroit sensible c’est tout ce qu’ild me faut. J’ai un froid de chien. Je ne veux pas allumer de feu que je n’aie fait ma toilette. C’est un principe que je soutiens enverse et contre toutes les onglées [2] qui protestent contre.
Je voudrais bien être sûre que tu viendras ce soir. Je suis inquiète de tes coliques et de ton front. Pourvu que ton chapeau et le froid n’éternisentf pas cette brûlure. Il ne manquerait plus que cela pour compliquer ta situation. Je voudrais savoir où tu es, ce qui se passe et si tu penses à moi. Tu vois que je ne manque pas de curiositég. C’est qu’aussi ce procès [3] me tourne la tête. J’avais cependant bien assez à faire rien qu’à t’aimer. Pourquoi diable vient-il s’y joindre des triquemaques stupides.
J’espère que si les de W [4]. venaient, tu les jetterais à la porte du haut en bas des escaliers en ayant soin de tâcher qu’ils se cassent les reins. Au reste, je ris mais je n’en ai pas envie quand je pense qu’il peut arriver que ces ignobles gabeloush [5] puissent te provoquer et toi avoir la faiblesse de consentir à les honorer d’un duel. Je n’ai plus envie de rire et je suis aussi inquiète et aussi malheureuse que si le danger était réel ou possible. Je t’aime trop mon cher adoré pour ne pas m’alarmeri de tout même de rien.
À bientôt n’est-ce pas ? J’ai besoin de te voir. Il y a longtemps que je n’ai admiré ta belle figure et sentij ta douce haleine. J’ai besoin de respirer. Viens, viens. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 159-160
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) La lettre commence au verso du f. 160 : Juliette a pris sa feuille à l’envers.
b) À partir de ce mot, on passe au recto du f. 159.
c) « m’apperçois ».
d) « qui ».
e) « en vers ».
f) « n’éternise ».
g) « curiositée ».
h) « gabloux ».
i) « m’allarmer ».
j) « sentie ».