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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 14 février 1853, lundi matin 8 h. 

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, mon grand Toto, bonjour, mon doux amour, comment allez-vous ce matin, mon pauvre enrhumé ? Mais aussi, pourquoi prenez-vous si peu soin de vous et pourquoi êtes-vous si souvent sous la pluie et dans la neige ? Questions oiseuses pour qui connaît vos habitudes comme moi. Aussi, je les retire et je vous plains de ne pouvoir pas être un Toto comme tout le monde ayant le sens commun et le simple instinct de conservation. J’espère pourtant qu’une fois votre livre fini [1] vous vous reposerez un peu et que vous me donnerez un peu de bonheur. Jusque-là je veux bien vous faire crédit et ne pas trop grogner. À propos, vous avez encore oublié vos ciseaux. Ce soir je les fourrerai moi-même dans la poche de votre paletot, ce sera le plus sûr moyen de vous faire penser à les emporter. Il est vrai qu’une fois dans votre poche vous ne songerez probablement pas à les en retirer. Malheureusement ma prévoyance s’arrête sur le seuil de votre porte, avec mon bonheur que vous emportez avec vous et que vous ne vous hâtez jamais de me rendre. Maintenant vous êtes prévenu, c’est à vous à faire le RESTE [2], pauvre RESTE dont il ne RESTERA bientôt que le souvenir.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16373, f. 159-160
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain


Jersey, 14 février 1853, lundi après-midi, 2 h. 

Je t’envoie ma pensée au hasard et au risque qu’elle ne te cherche pas où tu es. Ce qui du reste n’a pas d’autre inconvénient que de semer dans l’espace de bonnes tendresses qui ne demanderaient pas mieux que de se fixer sur votre belle bouche. J’envie cette stupide Suzanne et je comprends de reste la préférence qu’elle donne au service de votre maison sur le mien. Tant que cela se bornera à de simples comparaisons plus ou moins malignes, je le tolérerai mais le jour où cela deviendra de la grossière et blessante impertinence je ne le souffrirai pas. Autant je mets mon orgueila et mon bonheur à me dévouer pour toi en te sacrifiant le reste de coquetterie féminine que toute femme a plus ou moins, en usant mes ongles, en gerçant ma peau à des travaux de domestique, autant je me sentirais humiliée et malheureuse de la plus légère atteinte au respect et à la considération que je mérite et qu’on me doit. Du reste, mon adoré, je n’aurai que la juste susceptibilité que permettentb la raison et la dignité. Tout ce qui ne sera que sottise et excès de familiarité, motivé par les circonstances et un service de 14 ans, je le supporterai sans avoir l’air de m’en apercevoir. Encore plus pour toi que pour moi, puisque je sais que [tu] tiens à ce que je ne sois pas entièrement seule.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 161-162
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « orgeuil ».
b) « permet ».


Jersey, 14 février 1853, lundi soir, 9 h. ½

Cher adoré, si tu sens dans l’air quelque chose de doux et de pénétrant se poser sur tes lèvres ce sont mes baisers qui cherchent un gîte et qui forcent l’entrée de ton cœur. Si tu vois passer dans ta pensée un des souvenirs les plus heureux de notre vie, c’est mon âme radieuse et souriante qui prend cette forme pour se rappeler à toi. Enfin, mon pauvre adoré, si tu éprouves le pressentiment du bonheur complet et parfait dans ce monde, c’est que Dieu exaucera les ardentes prières que je lui adresse pour toi. De près, de loin, à présent et toujours je t’aime, je te bénis et je t’adore. Je veux que tu sois bien ce soir, mon grand aigle, et que tu penses à moi avec douceur. C’est pour cela que je me suis mise en frais de gribouillis ce soir comme si des pattes de mouche, sans ailes, pouvaient faire leur chemin et arriver jusqu’à toi. Je ne suis pas dupe de cette illusion et ce que j’en fais n’est que pour ma propre et unique satisfaction. C’est tout ce qu’il faut pour justifier à mes yeux cette furie de rédaction nocturne qui vient de me prendre. Vous êtes entre deux élucubrations ce soir, la mâle et la femelle, ma modestie m’empêche de me prononcer sur la différence des mérites mais, à PRIORI, la mienne a cette qualité de ne pas tenir beaucoup de place tout en étant plus embêtante que celle du citoyen [Charrasa ?]. Sur ce baisez-moi et aimez-moi. Je le veux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 163-164
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « Scharas ».

Notes

[1Après la publication de Napoléon le Petit en août 1852, Victor Hugo s’est remis immédiatement au travail. Il compose les poèmes du futur recueil Châtiments (dont le premier titre envisagé est Les Vengeresses).

[2Par « reste », Juliette entend les moments d’intimité.

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