Guernesey, 25 mars [18]70, vendredi matin, 7 h. ¾
Bonjour, mon adoré bien-aimé, bonjour, à défaut de beau jour. Quel temps ! Mais je lui pardonne si ta nuit a été bonne, comme je l’espère, et si ta gambe n’en souffre pas davantage. Moi j’ai un peu mieux dormi qu’hier et je me porte bien. Qu’avez-vous à répondre ? Hé bien, nous avons revu ces braves de Putron. Toujours aussi placides, toujours aussi simples et aussi bons. Rien ne les déforme, ni les modifie, ni les entame. Les jours, les années, les événements, les malheurs passent sur eux sans laisser de trace visible [1]. Ils étaient hier ce qu’ils sont aujourd’hui, ce qu’ils seront demain paisiblement cordialement et doucement heureux, passifs et invulnérables. Je ne les envie pas. Je préfère sentir mon cœur à vif devant la douleur comme devant la joie. La quiétude est faite de tiédeur, c’est-à-dire d’indifférence ce qu’il y a de plus écœurant dans l’ordre physique et dans l’ordre moral. Du moins c’est comme ça que je le sens. Je te livre ce déraisonnement pour ce qu’il vaut. Je n’ai en moi de cher que mon amour que je te donne sans compter.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 85
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette