Guernesey, 8 déc[embre] [18]72, dimanche matin, 8 h.
Je t’ai déjà donné mon âme tout à l’heure, mon cher bien-aimé, je te la redonne encore, je te la donne toujours, bien qu’elle ne m’appartienne plus depuis que tu me l’as prise. Tu ne t’es pas trouvé à ton poste au moment du coup de canon mais j’y étais pour toi depuis une demi-heurea. Ce qui fait que je t’ai vu et que je n’ai rien perdu de ton rapide passage. J’ai vu, plus encore avec le cœur qu’avec les yeux, que tu as hésité deux fois avant de disparaître en m’envoyant chaque fois un double baiser que je t’ai rendu sur place, immédiatement et au centuple. J’espère que tu as passé une bonne, bonne, bonne nuit et que rien ne laisse à désirer dans ta santé qui est ma vie. Et Ségur ? Ségur ? Ségur ? Ségur ? Je ne te laisserai pas tranquille tant que tu ne me l’auras pas livré : Ségur promis, Ségur dû [1]. En attendant, j’ai lu la lettre de Prévenaire à laquelle je n’ai rien comprisb, sinon qu’il t’engage à prendre son ours [2]. Moi qui ai peur de tout, en général, et des ours en particulier, j’y regarderais à des milliards de fois avant d’avoir confiance et de mettre mon saint frusquin [3] dans ses pattes. J’ai le courage de ma poltronnerie : elle n’en demande pas davantage. Il serait temps et plus que temps de songer aux poupées de tes petites filles si tu veux qu’on les habille chez moi [4]. Il ne faut pas attendre au dernier moment pour s’en occuper. Je compte t’en parler devant Mme Chenay ce soir afin qu’on prenne un parti là-dessus. Malheureusement, je n’ai plus aucun morceau à donner pour cette bonne œuvre depuis tout à l’heure, quarante ans que les étrennes ont fait leurs orges dans mes somptueux chiffons, il ne m’en reste plus du tout et je le regrette aujourd’hui. C’est à Mme Chenay à aviser. Moi, je ne sais plus que t’adorer.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 338
Transcription de Bulle Prévost assistée de Florence Naugrette
a) « demie heure ».
b) « comprise ».