Guernesey, 2 oct[obre] [18]72, mercredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon vénéré adoré, bonjour, avec tout mon cœur et avec toute mon âme. Comment as-tu passé la nuit ? J’espère que, comme moi, vaincu par l’émotion et la fatigue de la triste journée d’hier tu as bien dormi. Le sommeil c’est le chloroforme de la douleur qui permet à Dieu de panser les grands cœurs déchirés comme le tien par toutes les griffes de la vie, depuis les plus conscientement [1] féroces jusqu’à celles innocemment méchantes. Contrairement à ce qui se passe dans l’ordre matériel les grandes âmes sont les proies des petites et les grands dévouements sont tués par les petites ingratitudes, c’est ainsi que cela se passe à quelques rares exceptions près, dans l’ordre moral. « Mais je te dis là des choses, des folies [2] » aussi peu nouvelles que la pluie et tout aussi ennuyeusea. Pardonne-moi, mon cher adoré, de m’être laissée aller à cet accès de misanthropie intempestif qui ne peut s’expliquer que par l’excès de mon amour pour toi. Je t’aime tant que j’en veux à tous ceux qui te blessent dans la partie la plus sensible de ton cœur. Pour sortir de cette longue et noire restitus je viens de lire séance tenante la belle, admirable et touchante lettre des électeurs Républicains d’Alger à toi adressée [3]. Certes, il faut avoir les plus puissantes raisons, dont toi seul est juge, pour résister à cet appel éperdument tendre, enthousiaste et patriotique de ces braves électeurs-là. Mais comme tu ne peux pas te tromper j’approuve ton refus avec un redoublement d’amour.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 273
Transcription de Bulle Prévost assistée de Florence Naugrette
a) « ennueiuse ».