8 avril [1842], vendredi matin, 11 h.
Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon Toto du cœur, bonjour mon Toto de l’âme, bonjour, bonjour, je t’aime. J’espère qu’[il] fait beau ce matin. En voilà un de temps à COUPER AU COUTEAU et surtout à employer à sortir avec son petit Toto. Ce soleil-là me donne des rages de voyager inexprimables. Je voudrais partir tout de suite à présent dans la minute. Si cela se vendait, je l’achèterais n’importe à quel prix quand je devrais y donner ma vie toute entière pour deux mois [1]. Le bon Dieu n’est pas juste de n’avoir pas fait une denrée du bonheur. Il est vrai que si cela était il y a longtemps que j’aurais dévoré le mien tandis que je le grignotea miette à miette. Laquelle de ces deux manières est la bonne ? Dieu seul le sait et nous sommes forcés de nous en rapporter à lui, mais il y a des moments où le cœur est si affamé qu’il aurait besoin d’avoir les morceaux doubles pour se refaire un peu.
Clarinette est en extase devant son dessin [2] et Suzanne pousse des hurlements d’admiration et je les approuve de la voix et du geste, car c’est un de tes chefs-d’œuvre entre tous tes chefs-d’œuvreb. Cette petite drôlesse est bien heureuse et j’ai bien envie, nonobstant la donationc, de le prendre pour moi. Il est vrai que J’EN SERAI DEPOSITAIRE, ce qui simplifie la question. Baise-moi toi et aime-moi, je le veux. Je voudrais bien aussi vous voir, mais c’est plus difficile. Il faut toujours que je vous attende et que je vous désire vingt-trois heures sur vingt-quatre et il n’y a pas moyen de faire autrement, du moins vous me le dites et je fais ce que je peux pour vous croire. Baisez-moi, adoré, aimez-moi et venez bien vite une fois dans votre vie, vous en serez bien récompensé.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16348, f. 251-252
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « grignotte ».
b) « chef-d’œuvres ».
c) « donnation ».
8 avril [1842], vendredi après-midi, 3 h. ¾
Quelle belle journée, mon amour ! En profites-tu, toi, au moins, mon pauvre adoré ? Il fait un temps à ressusciter un mort. À plus forte raison, à réveiller chez la vieille Juju la rage de sortir avec toi. Comment vas-tu, mon Toto, comment va Toto deuxième [3] ? La petite gripperie se passe-t-elle enfin ? Je pense à lui et toujours à vous et je voudrais savoir comment vous allez tous les deux et quand je te verrai, toi, le trop attendu et le trop désiré ? Mon Dieu, que je voudrais marcher à côté de toi, c’est une envie que je n’ai pas satisfaite depuis plus de quatre mois. C’est cependant bien hideux de penser à cela sans prévoir quand cet affreux régime cessera. Le soleil qui ranime et qui réjouit tout le monde m’afflige et me décourage parce qu’il me fait faire un retour sur cet isolement et cette claustration perpétuelle. Au moins quand il pleut il y a une espèce d’empêchement qui me fait prendre mon mal en patience. Mais les jours comme ceux-ci m’exaspèrent. Je t’en demande pardon, mon pauvre adoré, ce n’est pas ta faute ni la mienne si ma vie est arrangée d’une manière insupportable et impossible. Si tu es juste, tu comprendras ce que mes plaintes ont de légitimea. Si tu m’aimes, tu en souffriras autant que moi et tu feras tous tes efforts pour faire cesser ce supplice quotidien. En attendant, je ne t’accuse pas, je t’aime plus que jamais de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme. Je t’attends et je te désire.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16348, f. 253-254
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « légitimes ».