23 février 1871

Bordeaux, 23 février [18]71, jeudi soir, 3 h. ½

Cher bien-aimé, nous voici tous les deux chacun de notre côté dans nos compartiments respectifs. Toi travaillant, moi t’aimant ce qui a peut-être, je l’espère, la même importance devant Dieu. Malheureusement le faux respect humain exige que nous soyons séparés vingt-deux heures sur vingt-quatre, ce qui est aussi bête que méchant. Mais ce n’est pas le temps, ni le lieu de murmurer contre ce rationnement de mon bonheur. Surtout aujourd’hui que Petite Jeanne nous a souri, qu’elle a bien mangé, qu’il fait soleil et que les pigeons roucoulent sur mon mur. Je veux, au contraire, être pleine de reconnaissance envers le bon Dieu et de bénédictions pour toi et pour tous ceux que tu aimes. Je serai prête à l’heure convenue. J’espère que ton gargotier tiendra à honneur de réparer toutes les bévues d’hier. Dans le cas contraire, il te reste la ressource du citoyen Nicollet [1] qui tiendra, probablement, à ne pas justifier ce que son nom à de menaçant. Pour employer le temps jusqu’à ce soir, je vais écrire à Louis [2] et en même temps, sous son couvert, aux Luthereau et aux Lanvin. Tout cela ne me fait pas perdre de vue mon droit à ton premier discours. J’y tiens autant qu’à mon âme. Cela dit, mon grand bien-aimé, j’espère que tu feras tout ton possible, l’impossible, même, et plus encore si ce n’est pas nécessaire pour me donner cette suprême joie.

BnF, Mss, NAF 16392, f. 7
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette