Bruxelles, 16 mai 1852, dimanche matin, 8 h.
Bonjour mon rare petit bien-aimé, bonjour avec tout mon cœur et toute mon âme. Je ne sais pas ce que la journée me réserve de déception mais je sais que je t’aime avec toute confiance et toutes sortes d’espérance de te voir de bonne heure et de passer beaucoup de temps avec toi. Tant pis pour la providence, si elle ne fait pas son devoir, elle sera doublement dans son tort envers moi. Quel malheur que je n’aie pas pu me faire souris hier pour entendre lire l’article du jeune Charles [1]. Je le regrette d’autant plus que je doute fort que le Siècle ait le courage de l’insérer textuellement sans y rien omettre. Le vent n’est pas au courage ni à l’héroïsme dans ce moment ci en France et le sieur Louis Bonaparte n’a pas grand mérite à triompher de toute cette couardise collective et partielle.
Je ne suis qu’une simple Juju mais mon sang bout quand je lis le récit de toutes ces honteuses platitudes. Le Schinderhannes [2] politique a vraiment trop bon marché de la lâcheté de ces voyageurs embourbés. Je te demande pardon de me laisser entraîner à mon indignation mais il m’est bien difficile de la retenir quand je considère ce que tu as fait pour t’opposer à cette ignominie nationale sans pouvoir y réussir. Tu as emporté avec toi tout le courage et l’honneur de la France, mon grand adoré. Quand se rendra-t-elle digne que tu lui restitue ? Dieu seul le sait. En attendant, je t’aime avec tout le respect, toute la vénération et toute l’admiration de mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 35-36
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 16 mai 1852, dimanche matin, 11 h. ½
Cher petit homme, il me sera bien difficile d’être gaie aujourd’hui si tu ne viens pas de bonne heure. J’ai eu fort à faire cette semaine pour me résigner à toutes tes absences prévues et imprévues. Il ne m’en reste plus du tout maintenant, de résignation, et si tu ne m’en apportes pas de nouvelle sous forme de bonheur je serai tout à fait au dépourvu et livrée à mon découragement et à mes idées noires. J’ai si peur que tu n’aies ta journée prise pas autre chose que je n’ai même pas osé te faire demander par Suzanne à quelle heure tu pensais pouvoir venir tantôt. J’ai préféré rester dans le vague plutôt que d’avoir d’avance une triste certitude. Tu viendras quand tu pourras mais mon cœur t’attend toujours même quand il ne t’espère pas.
Est-ce que tu as été encore réveillé par le vacarme de la place ce matin ? Mais aussi quelle idée de s’obstiner à demeurer sur le marché des innocents de Bruxelles. L’amour de l’archéologie [3] l’emporte de beaucoup sur tous les autres amours y compris celui que [vous] pourriez avoir pour moi car vous ne lui auriez jamais fait le sacrifice de votre repos quotidien. Taisez-vous archéologue et laissez braire les ânes, vos confrères, aboyer les chiens, chanter les petits oiseaux et vociférer les flamands sans vous plaindre puisque tel est votre goût. En attendant tâchez de venir en peu plus vite que ça parce que je commence à MOUSSER ferme. Prenez garde à l’explosion, elle est imminente.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 37-38
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette