Jersey, 11 décembre, samedi matin, 8 h
Bonjour, mon pauvre père éprouvé, bonjour. Aie confiance et bon courage, mon cher bien-aimé. J’ai le pressentiment que ton pauvre cher enfant [1] échappera aux pièges qu’on tend à son inexpérience. Souviens-toi, mon pauvre adoré, qu’il y a un an aujourd’hui tu courais un plus grand danger encore que celui que tu redoutes pour ton pauvre fils. Il ne s’agissait de rien moins que de ta liberté et de ta vie que ce misérable Bonaparte n’aurait pas mieux demandé que de prendre l’une après l’autre ; et pour lui échapper que de difficultés presque insurmontables et que de périls ; la France à tromper, la police à tromper, la frontière à franchir, ta belle et noble figure connue du monde entier à dissimuler aux gendarmes. Tout semblait rendre la réussite de cette tentative désespérée, impossible, et pourtant, mon adoré bien-aimé, elle a réussi comme réussira, je l’espère, la délivrance de ton cher enfant. Je le sens, comme je sentais au fond de mon cœur, malgré mes affreuses angoisses lorsque je t’ai laissé partir il y a un an, qu’il ne devait rien, qu’il ne pouvait rien t’arriver de mal. Cette fois encore, malgré l’inquiétude et le chagrin que je partage avec toi au sujet de ce pauvre enfant, je sens au fond du cœur qu’il échappera au malheur qui le menace. Je m’attache à cette confiance parce que je crois que c’est le bon Dieu qui me l’inspire et je l’en remercie dans toute l’effusion de ma reconnaissance envers lui et mon amour pour toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 253-254
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Jersey, 11 décembre 1852, samedi matin 10 h. ½
Je t’aime, mon Victor. Je sens que tu es triste, que ton pauvre cœur est tourmenté et je voudrais tâcher, à force d’amour, de te faire prendre courage et confiance jusqu’au retour de ton fils. Il me semble qu’à force de t’aimer je dois avoir acquis une sorte de préscience des malheurs qui te menacent. Si bien, mon pauvre cher adoré, tout en partageant tes inquiétudes, que j’ai au fond du cœur la conviction que toutes les tristes affaires de ton cher enfant s’arrangeront le moins mal possible et que vous en serez tous quittesa pour la peur, ce qui est déjà beaucoup trop. Mais enfin, il n’y faut pas regarder de si près quand on échappe au malheur lui-même.
Mon Victor vénéré, mon Victor adoré, mon Victor béni, ne te tourmente pas jusqu’à la première lettre de ta pauvre chère femme [2]. Elle seule saura toute la vérité et c’est elle qui triomphera de la passion si malheureuse de ton pauvre fils. D’ici là, mon Victor adoré, loin d’en vouloir aux avertissements exagérés à bonne intention, il faut leur en être reconnaissant car ce sera grâce à eux que vous interviendrez assez à temps pour empêcher ce pauvre enfant de se perdre. Pardon, mon cher bien-aimé, de m’étendre sur ce sujet si douloureux, mais je t’aime tant qu’il m’est impossible de ne pas partager ton chagrin quand tu en as et de ne pas aimer ta famille comme si elle était la mienne, et plus encore. Mon Victor béni, je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 255-256
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette