9 octobre [1841], samedi soir, 5 h. ¾
Voici la nuit, mon cher bien-aimé, et vous n’êtes pas encore arrivé et vous ne viendrez probablement pas du tout si j’en crois ma tristesse et mon découragement. Et puis, vous ne voulez pas que je souffre, vous voulez que je pleure. Vous ne voulez pas que je me plaigne quand depuis un bout de l’année jusqu’à l’autre, c’est toujours à mon tour à me dévouer pour le travail, pour la famille, pour les amis, pour les affaires, pour les importuns, pour la pluie et le beau temps, pour rien encore plus souvent. De cette manière, je trouve moyen de passer mes trois centa soixante cinq jours chaque année parfaitement seule, parfaitement enfermée, asphyxiéeb, ennuyéec et irritée et vous vous étonnez quand le mal de tête me suffoque, quand j’ai le cœur plein de tristesse, de ce que je laisse échapper un pauvre petit grognement de rien [du] tout. Vous n’êtes pas juste, mon Toto, contre votre habitude. Vous pensez bien que si je me permets de vous dire cela, c’est parce que je perds l’espoir du moment de vous voir aujourd’hui et que, cette perspective m’étant si peu agréable, j’ai besoin de m’en venger sur ce papier à défaut d’autre chose. Bon Dieu que je voudrais rattraper mon cœur de vos griffes, vous verriez un peu de quel pied je me mouche.
Vous ne m’avez même pas laissé à copier dans la crainte que je supporte à peu près courageusement votre voyage à Saint-Prix [1]. Voime, voime, fort adroit et fort spirituel, il faut le dire en courant bien fort. Qu’est-ce qui vous a empêché de venir me dire un petit bonhomme d’adieu sans faire mine de rien ? Au moins la journée m’aurait parue moins longue, mais vous ne savez rien faire à propos, méchant homme. Tâchez au moins de revenir bien vite de la campagne si, comme j’en ai trop peur, vous y êtes.
BnF, Mss, NAF 16347, f. 19-20
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « cents ».
b) « asphixiée ».
c) « ennuiée ».