15 juillet [1841], jeudi matin, 10 h. ¾
Bonjour mon cher bien-aimé, bonjour mon cher petit homme adoré. J’ai été poursuiviea toute la nuit par un mot plus stupide que tous les autres que j’ai fourré dans ma lettre d’hier en guise de compliment. Ce mot est venu me tirer le bout du nez, les oreilles et les talons toute la nuit comme un petit cauchemar en me criant sur tous les tons et avec toutes les voix que j’étais stupide et grotesque et que je ressemblais à cette grosse Autrichienne qui, voulant faire un compliment à un Talleyrand quelconque, lui disait : « vous êtes la plus GRANDE GANACHE du royaume » [1]. Toujours est-il que la merveille éblouissante que j’ai lueb hier m’avait tellement tourné l’esprit que tous les mots dansaient, sautaient et culbutaient et cabriolaient dans ma tête au point que j’en ai pris un à quatre pattes et sans plumes au lieu d’en prendre un avec deux ailes pour vous dire que je trouvais toute cette histoire la plus ravissante, la plus merveilleuse, la plus croyable et la plus admirable du monde [2]. Je dis croyable parce que vous avez le don de créer toutes choses dès que vous y touchez, contrairement aux imbécilesc qui tuent ou affaiblissent toutd ce qu’ils touchent au point que les histoires les plus vraies racontées par eux ne sont plus que des ombres qui n’ont ni formes ni couleurs [3]. Tout ce bavardage veut dire que je vous aime, que je vous admire et que je vous adore et que je vous demande pardon d’être aussi bête que je le suis. Si je ne vous aimais pas de toute mon âme j’irais me cacher dans un trou pour ne plus revenir.
BnF, Mss, NAF 16346, f. 51-52
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « poursuivi ».
b) « lu ».
c) « imbécilles ».
d) « tous ».
15 juillet [1841], jeudi après-midi, 1 h. ½
Comme je veux copier tes ours aujourd’hui [4], je me dépêche à t’écrire pour être plus tôta à la besogne quoique auparavant j’aie encore bien des petites choses à faire. Je n’ai pas payéb le loyer parce que le portier n’a pas les quittances, Mlle Hureau non plus n’est pas encore venue [5].
Je vois avec plaisir du reste, mon amour, que le temps est presque beau et chaud. Je m’en réjouis pour toi, mon pauvre petit ver à soie, à qui le mauvais temps et le froid font tant de mal. J’espère que tu ne seras pas allé à la réception de cet immonde Ancelot [6] ? Surtout après la promesse que tu m’as faitec [7] ? Je te suis si fidèle moi, je suis si loyalement seule chez moi et si entièrement consacrée à toi de corps, de pensée et de cœur que tu dois te faire un cas de conscience pour tout ce qui porterait atteinte à la réciprocité que j’ai le droit d’attendre de toi. Je t’aime mon adoré, je t’aime de toute mon âme. Je te le dis tous les jours et à tous les instants de ma vie mais je ne te le dis pas encore autant que je le pense et que je le sens. Je t’adore mon bon petit homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 53-54
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « plutôt ».
b) « payer ».
c) « faites ».