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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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6 février [1841], samedi, midi ¼

Bonjour mon cher bien-aimé, bonjour vilain, bonjour méchant, bonjour affreux bonhomme. Je vous déteste ce matin autant que je vous aime. Qu’est-ce qui vous a empêché de venir ce matin ? Vous avez travaillé, je le sais bien affreux scélérat, mais vous vous êtes toujours couché un peu et c’est ce petit moment de repos que je demandais à partager avec vous. Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous. Je ferai le coq à l’Académie, soyez tranquille, vous aurez de mes nouvelles ce jour-là. Coquerico ! Oh ! C’te balle ! et autres exclamations non moins admiratives. Maintenant je ne ris plus aussi bien, j’en ai peu envie quoique je fasse tous mes efforts pour avoir l’air de mourir de rire. D’ailleurs, mon pauvre bien-aimé, je sais trop combien tu t’appartiens peu de toute façon pour plaisanter longtemps avec le travail sans relâche et sans repos qui t’accable jour et nuit. Pendant que je suis en train de rappeler les motifs tristes qui t’éloignent de moi toutes les nuits, en voici un que j’avais oublié l’autre fois de placer dans la nomenclature de tout ce que nous allions avoir à payer ce mois-ci : ce sont les créanciers [1], le 10 de ce mois, c’est-à-dire MERCREDI PROCHAIN. Mignon [2] viendra peut-être demain, lui, et ce soir j’ai l’ouvrière à payer [3].
Ainsi, mon pauvre adoré, cette lettre commencée avec de doux reproches finit par une addition effrayante de tout l’argent qu’il faut que tu me donnes ce mois-ci : les créanciers 160 F., le Mont-de-Piété au moins autant, 100 F., les gages de la bonne 25 F., total 225 F.a plus la dépense de la maison et peut-être du bois.
Comment vas-tu faire, mon pauvre bien-aimé ? D’y penser, j’ai le cœur malade et plus envie de pleurer que de rire. Mon Toto, mon cher Toto, mon pauvre bien-aimé Toto, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 115-116
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) Les montants sont alignés les uns en dessous des autres, et Juliette a noté le total en dernier en l’isolant par un trait, comme pour une addition.


6 février [1841], samedi, 5 h.

Voici la journée passée, mon adoré, et je ne vous ai pas vu encore. Je t’aime pourtant, mon adoré, de toutes mes forces et de toute mon âme. Cela devrait t’attirer mais il paraît que la loi d’attraction en amour n’existe que dans le sens contraire. C’est triste.
J’ai travaillé toute la journée, je vais encore m’y mettre tout à l’heure. C’est toujours le fameux manteau que je débrode [4]. L’ouvrière dit qu’avec un bon modèle elle fera un gilet très bien, tu me diras celui des trois qui te va le mieux et je le ferai faire lundi. Il me faudrait aussi de l’argent pour faire acheter la passementerie et la percaline [5] apprêtéea, sans compter la semaine de l’ouvrière. Je suis tout à fait sans le sou. Il est vrai que j’ai des provisions achetées pour une bonne partie de la semaine prochaine.
Je voudrais vous voir, mon Toto, je trouve la journée éternelle. Ce n’est cependant pas faute d’occupations, ce n’est pas non plus faute de penser à vous, encore moins. Mais je te vois si peu, mon adoré, que j’ai à peine le temps de reprendre courage pour le lendemain. Je t’aime trop, mon Toto, c’est bien vrai, bien vrai.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 117-118
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « apprêté ».

Notes

[1Tous les dix du mois, des créanciers comme le tapissier Jourdain, Lafabrègue ou l’homme de Gérard viennent récupérer les sommes qu’on leur doit.

[2À élucider. L’Almanach général des commerçants de Paris et des départements de 1841 (p. 301) ne recense que quatre Mignon : chapelier, commerçant, serrurier, tabletier. Seuls les deux premiers officient à proximité du logement de Juliette.

[3Pauline.

[4Juliette a annoncé la veille au soir vouloir en faire un « beau gilet de cachemire ».

[5Percaline : « toile fine de coton, légère et lustrée (TLF).

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