Guernesey, 2 décembre 1855, midi ¾
Encore un anniversaire passé en exil [1], mon cher adoré, encore un cercle lumineux ajouté à ta divine auréole, encore une racine de plus à mon amour. Il y a aujourd’hui quatre ans que je te suivais de rue en rue à Paris à travers le crime hideux de l’infâme Bonaparte, en proie à toutes les anxiétés du danger que tu courais au milieu de ce peuple lâche et de cette armée trahison. Ce que j’ai souffert pendant ces lugubres journées ne peut se comparer et se mesurer qu’à l’infini même de mon amour [2]. Aujourd’hui, je n’ai plus peur pour ta vie, Dieu merci, mon grand et sublime adoré, aussi je t’aime dans toute la plénitude de ma sécurité, dans toute la sérénité de mon âme et avec tous les battements de mon cœur. Où serons-nous l’année prochaine à pareille époque ? Nul de nous ne le sait. Mais ce dont je suis sûre, moi, c’est de retrouver partout mon amour pour toi entier et vivant. ET MAINTENANT EXPULSEZ-NOUS ! [3]
Le pauvre petit Préveraud est toujours bien souffrant et bien grognon. Sa petite femme est toujours bien dévouée et bien patiente. Mais tout cela constitue un intérieur assez maussade et assez Diafoirant [4]. Tu devrais bien venir me prendre pour faire un petit tour de promenade au soleil. En attendant, je M’AMUSE à compléter un rhume de cerveau que j’ai ébauché hier dans cette petite infirmerie étuve (LISEZ : PARLOR [5]). Dans ces moments-ci, je me suis mise au frais dans ma petite chambrette d’où je vous décoche toutes ces jolies choses très peu barbelées y compris des volées de baisers que je lâche aux quatre vents de Hauteville House.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 384-385
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa