Jersey, 11 avril 1855, mercredi matin, 11 h. ½
Je viens de lire, mon grand bien-aimé. Oh ! que c’est beau, que c’est grand, que c’est poignant, que c’est dédaigneux, que c’est fier, que c’est sublime ! On dirait la pensée et la parole écrites de Dieu même, tant cela dépasse la portée de la pensée et de la parole humaines connues jusqu’à présent [1]. J’ai presque honte de pousser mon pauvre petit cri d’admiration devant cette nouvelle merveille de ton génie et de ton cœur. Aussi je me hâte de rentrer dans ma facile et douce fonction d’aimer et je t’aime à corps et à âme perdus. C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance dont je ne me vante pas autrement, hélas ! et pour cause… Il est vrai que, d’après ta théorie, cet anniversaire qui me vieillit d’autant pour ce monde me rajeunit d’autant pour l’autre, système de compensation que je n’apprécierai que le jour de la mort-Jouvence. En attendant, je préfère une ride de moins ici-bas à tout le duvet de la jeunesse là-haut. Telle est ma faiblesse. Je pense que je profiterai du beau temps pour sortir un peu en prenant le prétexte d’aller voir les Préveraud. Je te laisserai un mot chez le père du Heaume [2] pour te dire à l’heure que je sortirai et l’itinéraire que je suivrai en allant et en revenant. En attendant, je te baisse à vif et à l’endroit le plus sensible de ta chère petite bouche. Dites donc, vous, vous n’êtes pas seulement venu me voir ce matin. Pauvre, pauvre divin génie de somme, je te pardonne et je te baise tes chers petits pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 151-152
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa