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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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27 juillet [1837], jeudi, 9 h. ¾ du matin.

Bonjour mon cher petit homme. M’aimez-vous un peu ce matin ? Je vous aime de toutes mes forces, moi. Je croyais que vous viendriez cette nuit. Il paraît que j’avais compté sans mon AUTRE. Je ne sais pas si c’est une idée, mais il me semble que j’ai moins mal à la tête ce matin. Quel beau temps pour se mettre en route ! Avouez que vous êtes bien bête de n’en pas profiter. Les obstacles, les obstacles, on les lève. Oh ! tu n’es embarrassé de rien, toia. Je ne sais pas ce que tu ne ferais pas quand tu veux une chose [1]. Avouez cela et buvez de l’eau [2]. Vous resterez chez vous à moisir et à rancir. Hou ! Cependant je sais très bien le latin, témoin : [PLUS GULVA com coin diam [3]  ?]. Ça n’empêche pas que vous me laissez là à vieillir dans mon coin. Les hommes sont des ingrats et vous plus que tous les autres.
Je vous aime mon Toto, ce n’est pas la première fois que je vous le dis et ce ne sera pas la dernière je l’espère. Je voudrais bien en attendant la campagne que vous me donnassiez un petit morceau de bonheur, comme par exemple quelques heures à la campagne. Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas faire de dîner à bon MARCHÉ ensemble. Cependant tu en fais bien, toi, moi j’en fais, il me semble qu’il n’en coûterait pas plus de réunir nos bons MARCHÉS dans un [4]. Ce serait si gentil et si doux que ça seulement devrait te déterminer. J’ai vraiment besoin de vivre un peu de la vie réelle avec toi. Je t’aime, vois-tu.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 105-106
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


a) Nous avons enlevé un « de » involontaire devant « toi ».


27 juillet [1837], jeudi après-midi, 3 h. ¾

Est-ce qu’il ne faut pas que je fasse mon petit gribouillis aussi, moi, en échange des délicieuses lignes que tu viens d’écrire sur mon cher petit livre [5] ? C’est la poule qui glousse après le chant du rossignol. C’est dans la nature [6]. Ainsi je ne vois pas pourquoi je me tairais après vous avoir entendu. Vous avez commis une bien grande imprudence, mon cher petit homme, en mettant la date du temps où vous supposez que j’étais née. Mais comme je suis trop honnête pour vous donner un démenti, j’accepte le chiffre et je dis que depuis le jour où vous étiez petit garçon, étudiant Quinte-Curce, vous avez joliment grandi et dépassé tous ceux qui faisaient votre admiration et fixaient votre attention de sept ans. Moi, je suis toujours restée la pauvre petite fille inculte que vous savez, et il y a gros à parier que l’éducation aurait ajouté peu de richesses à ma pauvre nature, les plantes des grèves de l’océan gagnant peu à être cultivées. De ce côté-là, Dieu merci, je n’ai pas à me plaindre. Personne jusqu’à vous ne s’était guère soucié d’en faire l’essai. Mais vous êtes venu, vous mon grand et sublime poète, et vous n’avez pas dédaigné de ramasser à vos pieds la pauvre petite fleur inodore qui se faisait belle et épanouie pour attirer vos regards vivifiants comme le soleil. Soyez béni pour cette bonne action. Soyez sûr qu’il y a là-haut un pauvre père et une pauvre mère qui vous bénissent pour le bonheur que vous donnez à leur pauvre petite fille restée seule sur la terre. Je pleure en vous écrivant cela, car jamais je n’étais descendue si avant dans ma vie d’innocence et dans mon cœur plein d’amour. Soyez béni mon généreux homme sur la terre, comme vous l’êtes dans le ciel, et que tous ceux qui vous sont chers participent à cette bénédiction dans les joies et les richesses de ce monde et de l’autre.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 107-108
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Guimbaud]


27 juillet [1837], jeudi soir, 6 h. ¾

Mon cher petit homme, je ne sais pas ce que je t’ai écrit tantôt. Je ne veux pas même le relire car si c’est trop bête je le déchirerais. Et cependant jamais je n’ai été plus émue et plus passionnée qu’en t’écrivant tout à l’heure. Je trouvais que tu étais mon sauveur, mon amant bien aimé, celui que je devais aimer et bénir éternellement ici et dans le ciel. Je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas ? Et j’ai bien fait de te dire à l’avance tout ce que tu m’es déjà et me seras tant qu’il restera quelque chose de mon pauvre moi  ? Je vous écris plus tôt que d’habitude dans le cas où vous viendriez nous chercher pour le spectacle. Je n’ai pas besoin de te dire que quanta à moi je ne tiens pas au Théâtre-Français. Si c’était Crèce je ne dis pas, mais la vieille Mars je m’en soucie peu [7]. C’est donc pour cette petite fille qui devient de jour [en jour] plus douce et plus charmante et qu’il faut récompenser de SA VERTU [8]. Soir pa, soir To, soir mon cher petit Toto.
J’ai lu le feuilleton Paris [9] dans La Presseb. Mon Dieu qu’il m’a amusée à l’endroit du VIEUX-NIAIS [10] et du VICOMTE [11]. C’est charmant, et le vicomte Delaunay cette fois me [duit [12] ?] assez [13].
Pensez-vous aux livres de Mme K [14]. ? C’est bien essentiel, c’est dans quinze jours sa fête. Il serait donc plus que temps de lui donner ses Étrennes. Si vous ne venez pas pour le spectacle, venez au moins pour nous faire marcher. J’en ai plus besoin que jamais. Je suis rouge comme une écrevisse et j’ai mal à la tête. Et puis enfin je vous verrai et comme je vous aime de toute mon âme, cela ne me fera pas de mal.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 109-110
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


a) « quand ».
b) « la presse ».

Notes

[1Juliette cite ces deux phrases présentes dans une réplique de Catarina s’adressant à Rodolfo dans Angelo (Journée II, sc. 4)

[2Détournement du dicton « Croyez cela et buvez de l’eau ». Le Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française (1842) précise : « Dicton que l’on adresse à une personne qui a l’air de croire ou de vouloir faire accroire quelque nouvelle dénuée de vraisemblance. C’est comme si on lui disait : “La chose est difficile à avaler, mais puisque vous voulez bien l’avaler, buvez de l’eau pour la faire passer”. »

[3La lecture de ces mots en latin macaronique demeure trop douteuse pour permettre d’avancer une quelconque interprétation. Il n’est pas impossible cependant que le mot « coin » cherche à produire un rapprochement phonique avec le latin quam et qu’il faille y voir une amorce du mot « coin » présent dans la phrase suivante.

[4Ce qui deviendra le célèbre magasin « Au bon marché » existe alors à l’état embryonnaire sous la forme d’une mercerie-bonneterie, située à l’angle de de la rue de Sèvres et de la rue du Bac. La boutique s’appelait « Au bon marché Videau » d’après le nom de son propriétaire qui avait repris le commerce « Aux trois quartiers ». L’histoire du premier « grand magasin » est tissée d’une série d’associations entre divers commerçants, et il n’est pas impossible que Juliette opère ici une comparaison implicite avec ce phénomène alors en cours depuis la décennie précédente.

[5Hugo a écrit une dédicace à Juliette sur l’exemplaire de Quinte-Curce dans lequel il a appris le latin à l’âge de sept ans. Il y évoque leurs enfances différentes.

[6Juliette souligne cette expression pour marquer qu’elle l’emprunte à un article de Delphine de Girardin dans La Presse du même jour (voir les notes de la lettre du 27 juillet au soir où figure l’extrait en question). Toutefois, alors que dans l’article cette formule signifie « c’est tout naturel », Juliette en détourne le sens pour l’accorder avec son allusion précédente aux cris d’animaux. Elle choisit donc de jouer sur un usage de l’expression au pied de la lettre.

[7Ce soir-là, Mlle Mars joue dans Tartuffe.

[8Juliette veut parler de Claire en visite chez elle.

[9Le titre du feuilleton publié en rez-de-chaussée dans le numéro du 27 juillet de La Presse est « Courrier de Paris ».

[10Le « vieux-niais » réfère à Viennet, dont il a déjà été question dans les lettres des 22, 23 et 25 juillet (soirs) Viennet avait adressé au Constitutionnel, le 21 juillet 1837, une lettre dans laquelle il expliquait pourquoi il ne porterait plus, à l’avenir, sa rosette de la Légion d’honneur. Hugo ayant reçu le titre d’officier au début du mois, Viennet réglait ainsi ses comptes avec les romantiques (voir infra).

[11Juliette fait ici allusion au vicomte d’Arlincourt, auteur du fameux Solitaire, et dont la production dans la veine du roman noir « frénétique » (proche du style « romantique »), fournit le sujet de la riposte argumentative à la lettre de Viennet. Juliette vient donc de lire cette contre-attaque piquante insérée dans le feuilleton de La Presse (voir note infra).

[12La graphie reste légèrement douteuse mais il y a de fortes chances qu’il s’agisse là d’un jeu de mots fondé sur l’apocope de « séduit » et de sa proximité avec l’expression « me dit » (dans le sens de « me plaît », « me chante »). Le soulignement du mot confirme quoi qu’il en soit l’intention ludique.

[13« Vicomte Charles Delaunay » est l’un des pseudonymes utilisés par Delphine de Girardin, épouse d’ Émile de Girardin. Celui-ci avait fondé le journal La Presse en 1836 et Delphine y rédigea des chroniques entre 1836 et 1839 qui furent publiées en volume sous le titre Lettres parisiennes en 1843. Elles rencontrèrent un grand succès. Suite à la lettre envoyée par Viennet au Constitutionnel (voir les notes supra), La Presse publia un feuilleton signé Vicomte Charles de Launay (numéro du 27 juillet), dans lequel les arguments et les propos de Viennet essuyaient une spirituelle riposte. Voici comment débute le passage en question : « On s’occupe beaucoup de la lettre de M. Viennet, et pourtant elle n’a rien qui bouleverse les idées modernes : que M. Viennet attaque les romantiques, mais c’est dans la nature ; M. Viennet est né pour haïr les romantiques, sa vocation est de les persécuter ».

[14Mme Krafft. Juliette réitère ce rappel depuis un certain temps (voir les lettres des 23 et 26 juillet ainsi que celle du 17 juin).

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