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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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26 juillet [1837], mercredia matin, 8 h.

Bonjour mon cher adoré, je vous aime autant ce matin qu’hier, c’est-à-dire que je vous aime de toutes mes forces et de toute mon âme. Comment va ta chère petite tête ? Bien n’est-ce pas ? La mienne c’est toujours la même chose. Je ne sais pas si c’est la MÉCHANCETÉ qui y est enfermée qui livre un combat au peu de bon sens qui me reste encore. Toujours est-il que j’ai très mal à la tête. Vous avez donc déjà 115 F. de côté ! Je commence à croire que notre voyage ne sera pas seulement autour de ma chambre. 115 F., c’est quelque chose, mais ce n’est pas encore assez. Je me tourmente pour savoir comment tu pourras en avoir d’autres. Sans être une femme de peu de foi, je suis une femme très amoureuse et très désireuse de vivre avec vous le plus longtemps possible de la vie de bonheur, de liberté et d’amour. Aussi je vendrais mon lit et même votre culotte pour un cabriolet qui nous roulerait pendant deux mois sur les grandes routes de n’importe quel pays. Jour pa. Que vous est-il donc arrivé cette nuit, cher Toto, que vous avez laissé dédaigneusement votre bougeoirb sur la fontaine ? Toto, Toto, vous vous [dérangez  ?]. Cette petite infraction à vos habitudes cache peut-être un affreux mystère que je découvrirai, je vous en préviens [1]. C’est aujourd’hui, mon cher petit homme, que vous m’écrirez sur mon Q. CURTII RUFI, DE REBUS GESTIS, ALEXANDRI MAGNI, LIBRI DECEM [2], hein ? On n’est pas d’une certaine force en latin. Et cornipedum pulsu ærec [3]… Je n’en dis pas plus. Ma science est assez démontrée comme ça.
Je t’aime, toi. Je t’aime plus plein que le monde. Je t’aime plein mon cœur et par-dessus les bords.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 101-102
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


a) Le jour de la semaine a été ajouté en très petites lettres au-dessus de « mardi », fautif mais non biffé.
b) « boujeoir ».
c) « pulsus ere ».


26 juillet [1837], mercredi soir, 8 h. ½

Je t’aime, mon bon petit homme. Je t’aime, c’est bien sûr et bien vrai. Je t’aime tous les jours plus. Je ne sais pas comment cela se fait mais cela est. J’ai dîné avec Mme Pierceau, elle m’a parlé faiblement de l’affaire en question. Il paraît certain que MM. les sociétaires voulaient se donner les gants [4] de m’engager pour te RENDRE SERVICE et exiger plus tard le prix de ce même service avec de gros intérêts [5]. Heureusement que nous voyons la ficelle. Soir pa. Je travaille à mes chemises. Il y en a une que j’emporterai ce soir pour la faire tout à fait. Je t’aime mon Victor bien aimé. Je t’aime comme… ma foi, il n’y a pas de comparaison possible. Enfin je t’aime comme une pauvre fille qui s’est donnée touta entière à toi sans se réserver un seul petit morceau de cœur ni un seul petit coin de pensée. Tout est à toi. J’ai toujours mon hideux mal de tête. Je viens de me décoiffer pour t’écrire, sans cela je ne l’aurais pas pu. Je souffre vraiment. Il faut absolument que tu me fasses marcher ce soir. Tu as mis la lettre chez Mme Krafft. Si ce n’était pas trop t’ennuyerb, je te dirais de penser aux livres [6]. Soir pa, soir man. Et notre voyage ? Si nous le faisons vraiment cette année, je pousserai de si fameux zurlements [7] qu’on m’entendra de vingt lieues à la ronde. Hou ! je voudrais y être déjà. En attendant, je t’aime. Je voudrais vous baiser la nuit et encore le jour. Je t’aime, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 103-104
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « toute ».
b) « ennuïer ».

Notes

[1Dans une lettre du 7 juin 1838, Juliette se plaindra du même phénomène. Elle y voit le signe de quelque sortie nocturne de Hugo.

[2L’historien Quinte-Curce, dont le nom latin est Quintus Curtius Rufus, a écrit une histoire d’Alexandre qui a connu de nombreuses éditions notamment au XVIIe siècle et fut publiée sous divers titres. Celui que donne ici Juliette laisse à penser qu’elle a sous les yeux l’édition de 1757, dont le titre diffère un peu de celui d’éditions plus répandues. C’est dans ce Quinte-Curce que Victor Hugo étudia le latin à l’âge de sept ans. Juliette attend de lui une dédicace qu’il apposera effectivement le lendemain. – L’initiale du nom composé de l’auteur latin, et la première syllabe du second élément patronymique, sont une aubaine pour la pratique du jeu de mots à connotation coquine. Tout en dédicaçant le « Q. CURTII RUFI » (c’est ainsi que figure le nom de l’auteur sur la page de titre), Hugo est implicitement enjoint d’écrire des « alexandrins » sur un autre Q… On reconnaît là une allusion possible à l’une des plus célèbres scènes des Liaisons dangereuses, celle où précisément Valmont écrit une lettre d’amour à Mme de Tourvel sur le postérieur d’une prostituée qu’il prend pour écritoire.

[3Citation partielle des vers de L’Énéide (« Demens ! qui nimbos et non imitabile fulmen / Ære et cornipedum pulsu simularat equorum. » [livre VI, v. 590-591], que Juliette utilise parfois lorsqu’elle cherche à exprimer la colère, l’ardeur ou la fougue.

[4« Se donner les gants » : s’attribuer mal à propos les honneurs ou le mérite de quelque chose.

[5Juliette a toujours l’espoir d’entrer à la Comédie-Française. Les sociétaires y verraient donc un moyen de faire pression sur Victor Hugo alors en procès contre le théâtre.

[6Juliette réitère ce rappel depuis un certain temps (voir les lettres des 23 juillet et 17 juin).

[7Juliette se plaît souvent à cette graphie qui insiste sur la liaison fautive.

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