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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er janvier 1845, mercredi matin, 10 h.

Bonjour, mon cher petit bien-aimé adoré, bonjour, mon Victor toujours plus doux, toujours plus noble, toujours plus grand et toujours plus aimé Victor, bonjour, je baise ta chère petite bouche aimée. Nous avons fini et commencé l’année bien tristement [1], mon Victor. Espérons que tous ces tristes pronostics ne se réaliseront pas et que nous en serons quittesa pour la première impression, ce qui est déjà beaucoup trop.
J’attends ta chère petite lettre [2] avec toute l’impatience de mon amour. J’ai déjà envoyé trois fois chez la postière voir si elle était arrivée. Tu ne peux savoir, toi, mon adoré, à quel point je désire avoir une pensée écrite de toi. C’est presque comme si je t’avais. Aussi je ne serai pas heureuse tant que je ne l’aurai pas reçue. Je ne te demande pas quand je te verrai parce que je sens bien qu’aujourd’hui tu es moins libre encore que les autres jours. Je me résigne à mon sort le mieux qu’il m’est possible en pensant que tu m’aimes, que tu me plains et que peut-être tu me regrettes. Clairette vient de revenir de la messe. Mme Guérard m’a envoyé un dessous de lampe avec une petite lettre amicale. Je n’avais pas encore l’argent du mois à lui donner puisque je venais de donner les étrennes de Suzanne et du portier. Cela m’a un peu contrariée. Du reste elle ne me le demandait pas. Je viens d’envoyer porter le bouquet et la lettre chez Mme Luthereau. Ton bouquet à toi est tout parfumé, mais cela coûte très cher, je vous en préviens GÉNÉREUSEMENT. Tu pourras l’emporter quand tu voudras, mon Toto bien-aimé, et en parfumerb ton appartement, car il sent très bon. N’oublie pasc, mon Toto, que nous serons parfaitement seules toute la journée et tâche de nous donner quelques pauvres petites minutes de joie et de bonheur dans la journée. Qu’il ne soit pas dit que le soleil ne se sera pas levé un instant sur notre horizon un jour comme celui-ci.
Et puis, sois béni, mon Victor adoré. Je t’aime comme jamais homme n’a été aimé. Je t’adore, tu es pour moi le bon Dieu réel et rayonnant que j’admire et que j’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 1-2
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « quitte ».
b) « parfumé ».
c) « n’oublies pas ».


1er janvier 1845, mercredi soir, 4 h.

Ô mon bien-aimé, comment te peindre ma reconnaissance et mon amour, comment te dire ma joie et mon orgueil en lisant ton adorable lettre [3] digne d’être adressée à un ange ? Est-ce qu’il est vraiment possible que tu penses tout le bien que tu me dis de moi ? Est-ce qu’il est bien vrai que tu m’aimes au point de me trouver jolie ? Est-ce que mon amour peut faire toutesa les perfections que tu vois en moi ? Ce n’est pas à moi [d’]en douter, car je sens bien que je t’aime de l’amour le plus pur qu’il y ait au monde et je suis sûre que pour te plaire, rien ne me serait impossible. Mais ce que je ne savais pas, c’est que tu t’en étais aperçu. Ta lettre, ton adorable lettre me fait voir que rien n’est perdu avec toi et que tu tiens compte, non seulement de ce qui est, mais de ce qui voudrait être. Merci, mon ange, merci, mon adoré, merci, mon Victor sublime, merci. Tu es aussi grand que le bon Dieu, car tu me donnes le paradis sur la terre. Merci, je mourrai pour toi quand tu voudras.
Je commençais à désespérer lorsque ma chère petite lettre est venue. Il n’y a pas plus d’une heure qu’elle est arrivée. Mais enfin, je l’ai, je lui pardonne tous ses retards de bon cœur. Si tu pouvais venir dans ce moment-ci, je n’aurais plus rien à désirer. Je n’ose pas l’espérer. Je crains que tu ne sois tristement occupé de ce pauvre M. V........b [4] Je ne peux pas y penser sans me sentir prise par un serrement de cœur. Quelle horrible fatalité pèse sur toute cette famille. Et ces pauvres petites filles ! Pauvre ange, quelle pitié ! Quand on s’appesantit sur cet effroyable malheur, on n’ose plus être heureux. Ô mon Victor adoré, aimons-nous, aimons-nous, aimons-nous, il me semble que c’est le meilleur moyen de se garantir de toutes les choses terribles dont nous sommes à chaque instant menacés.
J’ai été interrompue par la petite Lanvin et son frère qui sont venus me souhaiter la bonne année. Je viens de lire mon gribouillis, mon cher adoré, et je le trouve si au-dessous de ce que je sens, si bête et si peu intelligible que j’ai envie de le jeter au feu. Ce qui me retient, c’est la certitude de n’en pouvoir pas recommencer un moins stupide. Je te le donne donc tel qu’il est, en te suppliant de ne voir que ce que j’ai dans le cœur. À force de t’aimer et de ne faire que t’aimer, je suis incapable de tout autre chose, même de dire mon amour intelligiblement. Je t’aime, je t’aime mon Victor.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 3-4
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]

a) « toute ».
b) Huit points suivent la lettre « V. ».

Notes

[1Dans une lettre du 31 décembre 1844, Juliette évoque M. Villemain : « Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce pauvre M. Villemain. […] J’en ai le cœur navré. » (NAF 16357, f. 211-212). En effet, le 30 décembre 1844, il donne sa démission en tant que ministre de l’Instruction publique suite à la déclaration d’une maladie mentale.

[2Victor Hugo écrit à Juliette Drouet le 31 décembre 1844 cette lettre qu’elle reçoit le 1er janvier 1845 dans l’après-midi : « Sens-tu mon âme avec toi en ce moment, ma bien-aimée ? Sens-tu dès à présent sur tes lèvres ce baiser qu’elle t’envoie et qui ne t’arrivera que demain ? Quelque chose te dit-il que je t’aime, que je pense à toi, que tout ce qui est moi contemple tout ce qui est toi, car ton cœur est aussi noble que ton visage, ta vie est aussi pure que ton amour, ton âme est aussi belle que ta beauté ! / Mon pauvre ange si doux et si éprouvé, je t’aime ! Je ne pense à toi que les larmes aux yeux. Chaque année qui s’écoule ajoute à mon admiration, à ma vénération passionnée pour toi. À force de courage, de résignation, de générosité, de persévérance, de vertu et d’amour, tu as fait honte à la destinée. Il n’y a pas aujourd’hui sous le ciel, – je le dis bien haut à ta fille, cette chère et charmante enfant, – il n’y a pas aujourd’hui sous le ciel une femme qui ait le droit de lever la tête plus haut que toi. Oui, lève ta tête, car tu as levé ton cœur ! / Sois fière, sois heureuse. Qu’aucun bonheur ne manque désormais à ton âme que le ciel avait faite si pure et que le malheur a faite si épurée. Tu aimes avec un grand cœur comme tu penses avec un grand esprit. Je me mets à genoux devant toi, mon ange, et je baise tes pieds. / Oh ! s’il m’était donné d’étendre à jamais sur ta vue un beau et éternel ciel bleu, jamais il n’y aurait une larme dans tes beaux yeux. Je les baise aussi, ces yeux charmants. Sens-toi aimée par moi comme tu te sens bénie par Dieu ! / À tout à l’heure. À toujours. » (éd. Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 131.)

[3Victor Hugo écrit à Juliette Drouet le 31 décembre 1844. Elle reçoit la lettre le 1er janvier 1845 (voir jour précédent).

[4Vraisemblablement Villemain, ministre de l’Instruction publique. Il donne sa démission le 30 décembre 1844 en raison d’une maladie mentale. Salvandy le remplace à partir du 1er février 1845.

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