20 avril [1846], lundi, midi
J’ai dévié aujourd’hui de la douce habitude de t’écrire dès le matin parce que j’ai voulu seringuer ma péronnelle [1] en me levant ; j’ai fait tout de suite ton eau pour les yeux [2] et puis enfin pendant que j’étais en train, je me suis peignée et débarbouillée. Tout cela m’a conduite jusqu’à l’heure où tu es venu. Depuis j’ai déjeuné et maintenant je vous écris tous ces jolis détails. Du reste je suis très contente de ma péronnelle quoiqu’elle n’ait pas dormi de la nuit. Je crois qu’il n’y a plus rien à craindre maintenant, au contraire. Dès qu’elle pourra manger, les forces reviendront tout de suite et je pense qu’elle mangera très prochainement.
J’attends Mme Luthereau ce matin, mais j’aime autant qu’elle ne soit pas venue parce qu’elle parle toujours trop. Si elle vient tantôt cela me sera plus égal parce que je la tiendrai dans ma chambre mais j’aimerais mieux en tout état de chose qu’elle ne vînt pas.
Bonjour ma petite mère. Voime, voime que je te voie te moquer de l’auguste Triger, tu verras ce que je te ferai. Je n’ai pas besoin que vous désillusionniez cette péronnelle sur les charmes de son docteur. Taisez-vous vilain. Bonjour mon petit pair, comment que ça va mon cher petit pair, bonjour mon vieux pair. Je me [illis.].
BnF, Mss, NAF 16362, f. 395-396
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette
20 avril [1846], lundi soir, 8 h. ½
Je te demande pardon mon pauvre bien-aimé, de te laisser voir le découragement et l’ennui profond que m’inspire l’état de ma fille [3]. Ces alternatives de mieux et de pire d’heure en heure ont quelque chose d’agaçant et d’énervant que je ne peux pas toujours supporter avec la tranquillité et la patience nécessairesa. Je sens combien je dois te paraître maussade et stupide, et malgré cela je ne saurais m’empêcher d’être autrement à de certains moments. Et pourtant mon Victor adoré, à quelque moment de ma vie que ce soit, je suis prête à le donner pour toi, sans avoir même le mérite du dévouement, mais rien que pour le plaisir de mourir pour toi. Ce que je te dis là, mon adoré, est la vérité sainte comme le bon Dieu la voit. Je voudrais avoir mille vies pour te les donner. Je t’aime sans partage et sans point de comparaison avec quoi que ce soit. Je t’adore de toute mon âme. Mme Luthereau est partie à 7 h. ½. Son fils est venu la chercher [4]. C’est moi-même qui lui ai ouvert la porte. Il n’est resté que le temps que sa mère a pris pour mettre son chapeau et ses gants. Je te rends compte de ce petit incident que je t’aurais appris ce soir. C’est par suite de l’habitude que tu connais de t’écrire comme si je te parlais que je te raconte tant de choses insignifiantes à travers mes tendresses.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16362, f. 397-398
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette
a) « nécessaire ».