Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1847 > Décembre > 29

29 décembre [1847], mercredi matin, 9 h. ¼

Bonjour, mon Toto aimé, bonjour, mon doux adoré, bonjour, je t’aime et je t’attends. Je sais bien que tu ne viendras pas avant tantôt, mais je t’attends tout de même ou plutôt je te désire. Je t’ai déjà prié de ne pas faire attention aux accès de tristesse qui me prennent quelquefois. Il est impossible qu’il en soit autrement et la vie silencieuse que je mène favorise encore ce penchant. Ne t’en étonne ni ne t’en inquiète. Laisse passer ces nuages noirs sans les remarquer, si tu ne veux pas m’en faire à moi-même un vrai « chagrin », car je sens bien qu’il me serait impossible de ne pas les avoir, quelque chose que je fasse pour te les cacher.
Dans ce moment-ci il s’y ajoute l’impression douloureuse de l’histoire de cette pauvre Fantine. C’est une des plus saisissantes et des plus poignantes choses que tu aies écrites. Je ne crois pas que personne puisse lire ces sublimes pages sans éprouver ce que j’éprouve. Aussi, mon Toto, mes chagrins sont-ils un peu de votre fait et vous devez les supporter avec indulgence et avec patience. D’ailleurs je compte vous demander un fameux rabibochage dès que vous aurez tout à fait fini. D’ici là, vous et moi, il faut que nous nous supportions mutuellement.
Je suis très geaie ce matin, regardez-y plus tôt. Et puis j’ai beaucoup mieux dormi cette nuit que les autres. Bref je suis très bien ce matin. C’est dommage que vous ne soyez pas là pour en profiter. Voilà toujours ce qui arrive et nous couronsa tous les deux après nos joies comme les chevaux de bois sans jamais nous rattraperb. C’est un plaisir peu divertissant et qu’il nous faudra changer le plus tôt possible. En attendant je t’adore.

Juliette

MVH, α 8029
Transcription de Nicole Savy

a) « courrons ».
b) « rattrapper ».


29 décembre [1847], mercredi midi

Depuis ce matin je fais mon courrier que j’envoie aux quatre points cardinaux porter mes compliments et les vœux de circonstance. Aussi je suis un peu fatiguée et surtout très en retard avec mes affaires. Cependant, je tiens à être prête pour quand tu viendras tout à l’heure aussi vais-jea me dépêcher, dare-dareb. Je tiens beaucoup à ne pas quitter vos côtés dès que vous êtes là. C’est bien le moins que je profite de ta vue puisqu’enfin c’est là tout ce que j’en peux tirer pour le moment, ceci soit dit sans la moindre pointe.
Autre chose encore moins pointue, c’est que j’ai pris les 40 F. que je devais à Suzanne dans le sac parce qu’elle n’avait plus d’autre argent, en ayant envoyé à son pays. Cela ne m’empêchera pas de lui devoir la dépense et le blanchissage d’aujourd’hui. Mon Dieu quand serons-nous donc assez riches pour ne pas nous faire une inquiétude de toutes ces dépenses journalières et indispensables. Je le désire surtout pour toi, mon pauvre galérien, car je comprends que tu sois à bout de ton courage et de tes forces. Où y a-t-il un métier à gagner cent francs par jour  ? Dieu comme je le ferais et comme je t’en lécherais les barbes. Je n’ai même pas les palettes [1] de ressource. Il n’y a pas de charlatan, quelque dentiste qu’il soit, qui voulût de mes chicots pour rien. Et quant à mes cheveux il n’y en aurait pas assez pour faire la queue à un pierrot de mon jardin. Il est impossible d’être plus heureusement dénuée que je le suis. On ne craint pas de tout perdre de cette façon et le compte des ressources est bientôt fait. C’est hideux mais ça n’est ni gaic ni drôle. Baise-moi et aime-moi tout de même et encore plus ou la mort.

Juliette

MVH, α 8030
Transcription de Nicole Savy

a) « vai-je ».
b) « dar-dar ».
c) « gaie ».

Notes

[1Les « palettes » désignaient les deux incisives centrales de la mâchoire supérieure. Ses dents, ses cheveux, c’est ce que vend Fantine pour payer les Thénardier des sommes exorbitantes qu’ils réclament pour Cosette. Il y aurait à dire sur l’identification passionnée de Juliette à Fantine.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne