26 mars 1848

26 mars [1848], dimanche matin, 9 h. 

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, mon Toto, je vous aime quoique et parce que je vous aime toujours plus et jamais moins. Ce n’est pas ce qui me plaît le plus parce qu’il y a des moments où j’aurais du plaisir à vous détester mais enfin il faut bien que j’en prenne mon parti et que je me résigne à vous adorer quand même.
Maintenant savez-vous quel bénéfice je fais sur votre subvention ? Je vous avais compté à vue de nez 10 francs pour l’éclairage et j’ai déjà dépensé pour ce seul objet 10 francs 12 sous sans parler des choses indispensables pour ma toilette telles^a que : savons, élixir, odontine [1] et raccommodage de mes socques montant à Juju. Sans préjudice du 5[illis.] de surcroît de mon blanchissage et des autres dépenses d’ici à la fin du mois, ce qui fait déjà 10 francs 4 sous à rabattre sur mes 100 francs de nourriture. Vous voyez maintenant si je peux me goberger, boire du vin et acheter des bons à rentes sur l’État. Il est probable que j’enverrai fondre quelque chose à moi pour ajouter quelques sous à mes centimes additionnels car sans cela je ne pourrai pas arriver sans dettes à la fin du mois. Je ne peux pas pousser plus loin l’économie car je vais jusqu’à me compter le nombre de pommes de terre que je dois manger à chaque repas et mon dessert se compose d’une pomme à cinq pour un sou. Je te donne tout en détail pour que tu ne sois pas surpris désagréablement le jour où tu fouilleras dans ma paillasse.
Maintenant baise-moi et soyons amis jusqu’au mouchoir. Il ne faut pas que le proverbe : quand il n’y a pas de foin au ratelier, les Juju et les Toto se battent, je veux que ce soit l’inverse et que nous nous baisions plus que jamais.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 121-122
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « tel ».

26 mars [1848], dimanche, midi ¼ 

Je suis toute mouzon et pourtant je n’ai rien qui puisse autoriser cette disposition physique et morale : je t’aime, le temps est beau, je me porte bien, la République bourgeonne de toutes parts sur les arbres de liberté [2]. Tout cela devrait me porter une gaieté insensée et cependant je suis d’une maussaderie que rien ne peut distraire et je donnerai^a ma vie pour deux sous.

J’espère que cette charmante humeur se dissipera d’ici à ce que tu viennes et qu’il n’y paraîtra plus quand tu seras là. En attendant je grogne, je fiche des coups à Fouyou, j’envoie Suzanne à son marché, à tous les diables et ma pensée et mon cœur où vous êtes. Si je pouvais envoyer ma tête se promener, peut-être me ferait-elle moins de mal. Je crois que c’est à cela seulement qu’il faut attribuer mon humeur noire et mon impatience sur toute chose. Jour Toto, jour mon cher petit Toto. Je crois qu’il va pleuvoir et j’en serai bien aise parce que cela me desserrera probablement mes idées riantes qui sont comme nouées dans mon cerveau. Dire que je voudrais que nous fussions tous transportés dans quelque coin du monde où il n’y aurait que des arbres, des fleurs, du soleil et pas de politique. Quand je dis TOUT cela veut dire tous ceux qui t’appartiennent et que tu aimes. Le reste ne me regarde pas et je les laisse à la République pour en faire du sirop si elle veut.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 123-124
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « je donnerais ».