17 février [1843], vendredi, 11 h. du matin
Mon bien-aimé, mon cher bien-aimé, ne sois pas triste. Tu n’as pas le droit. Tu es le plus beau, le plus noble, le plus grand et le plus aimé de tous les hommes. Il faut que tu en sois le plus heureux et tu le seras. Quoi que tu en dises, je ne crois pas à ton égoïsme, et si tu étais bien sûr que ton enfant est heureuse, parfaitement heureuse avec son mari comme tu es sûr du bonheur que tu lui as donné depuis qu’elle est au monde, ton chagrin serait bien adouci. Eh ! bien, mon Toto bien-aimé, cette conviction, je l’ai, moi, je voudrais te la donner et la faire entrer dans ton âme aussi entière et aussi consolante qu’elle l’est dans la mienne. Pour cela il faudrait autre chose qu’une plume dont je ne sais pas me servir, que des mots dont le plus éloquent ne vaut pas un baiser de la bouche qui aime. Il faudrait ton cœur contre mon cœur, tes yeux dans les miens, tes lèvres sur les miennes et ton âme dans mon âme. Tu sais, maintenant, s’il dépend de moi seule de te consoler et de te rassurer sur le sort de ta bien-aimée fille. Pauvre ange, à la place de mon amour tu as les affaires et les occupations de toutes sortes auxquelles je t’ai vu donner une quasi-préférence, espérant plus de consolation de la fatigue et de l’ennui que des caresses et des tendresses de ta pauvre Juju. Je crois que tu t’es trompé cette fois.
J’ai lu, à genoux, ce que tu as écrit cette nuit sur mon cher petit livre rouge [1]. J’ai baisé tous les mots un à un, ligne à ligne, page à page. J’aurais voulu les dévorer pour qu’ils soient plus prèsa de mon cœur.
J’ai cherché une lettre du 17 février 1842 que je savais avoir, et que j’ai trouvée, pour suppléer à la lacune qui est dedans le livre. Cela n’empêche pas qu’il y ait un anniversaire de moins : celui de 1834. Un jour que nous serons heureux, que tu n’auras pas mal aux yeux, je te prierai de m’écrire quelques lignes rétrospectives sur ce pauvre anniversaire oublié. Et tu me les donneras, n’est-ce pas mon adoré chéri ? En attendant, mon bien-aimé, ne sois pas triste, je t’en supplie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16351, f. 153-154
Transcription de Olivia Paploray, assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin, Pouchain]
a) « prêts ».
17 février [1843], vendredi soir, 6 h. ½
Que pourrais-je faire, mon adoré, pour adoucir tes regrets, pour tranquilliser ton esprit, pour consoler ta pauvre âme si triste ? S’il suffisait de t’aimer pour cela, tu n’aurais jamais senti la douleur que tu éprouves aujourd’hui, car je t’aime, mon Victor bien-aimé, à rendre Dieu jaloux s’il pouvait l’être.
J’espère que la vue de ta chère petite bonne femme te fera du bien et que tu seras moins triste ce soir. Je le désire de toute mon âme car la pensée que tu souffres et que tu es malheureux me poigne affreusement le cœur.
Tu auras demain ton petit souper tout prêt. Je tâcherai qu’il soit bon. De ton côté, tu tâcheras d’avoir bon appétit pour me faire plaisir. Je regrette de n’avoir pas su que tu aurais besoin de ta cravatea pour demain. Je te l’aurais fait blanchir toute prête. Si tu veux me la rapporter, quand tu t’en seras servi, je te la ferai apprêter et je te la garderai soigneusement pour le jour où tu en auras besoin.
Pauvre ange du bon Dieu, ne sois pas triste si tu ne veux pas que je sois moi-même la plus malheureuse des femmes. Ton sourire c’est ma joie, ta tristesse c’est plus que de la tristesse pour moi. C’est un chagrin profond et inexprimable. Je t’en prie mon adoré, ne sois plus triste. Que veux-tu que je fasse pour cela ? L’impossible, t’aimer plus ou t’aimer moins ? Je le ferai..… si je le peux : mais à l’impossible nul n’est tenu, dit-on, excepté une pauvre Juju qui adore son Toto.
Enfin, mon pauvre amour, pour que tu reprennes ta jolie petite figure douce et heureuse, je ne sais pas de quoi je suis capable. Je baise tes pauvres yeux et je leur défends de pleurer ou je me fâche.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16351, f. 155-156
Transcription de Olivia Paploray, assistée de Florence Naugrette
a) « cravatte ».